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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/219

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et desreglement. J’appelle tousjours raison cette apparence de discours que chacun forge en soy : cette raison, de la condition de laquelle il y en peut avoir cent contraires autour d’un mesme subject, c’est un instrument de plomb et de cire, alongeable, ployable et accommodable à tous biais et à toutes mesures ; il ne reste que la suffisance de le sçavoir contourner. Quelque bon dessein qu’ait un juge, s’il ne s’escoute de prez, à quoy peu de gens s’amusent, l’inclination à l’amitié, à la parenté, à la beauté et à la vengeance, et non pas seulement choses si poisantes, mais cet instint fortuite qui nous faict favoriser une chose plus qu’une autre, et qui nous donne, sans le congé de la raison, le chois en deux pareils subjects, ou quelque umbrage de pareille vanité, peuvent insinuer insensiblement en son jugement la recommandation ou deffaveur d’une cause et donner pente à la balance. Moy qui m’espie de plus prez, qui ay les yeux incessamment tendus sur moy, comme celuy qui n’ay pas fort à-faire ailleurs,

quis sub Arcto
Rex gelidae metuatur orae,
Quid Tyridatem terreat, unice
Securus,

à peine oseroy-je dire la vanité et la foiblesse que je trouve chez moy. J’ay le pied si instable et si mal assis, je le trouve si aysé à croler et si prest au branle, et ma veue si desreglée, que à jun je me sens autre qu’apres le repas ; si ma santé me rid et la clarté d’un beau jour, me voylà honneste homme ; si j’ay un cor qui me presse l’orteil, me voylà renfroigné, mal plaisant et inaccessible. Un mesme pas de cheval me semble tantost rude, tantost aysé, et mesme chemin à cette heure plus court, une autre-fois plus long, et une mesme forme ores plus, ores moins agreable. Maintenant je suis à tout faire, maintenant à rien faire ; ce qui m’est plaisir à cette