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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/23

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à main) et de persuasion, de la destourner de ce dessein, souffrit en fin qu’elle se contentast. Elle avoit passé quatre vingts dix ans, en tres-heureux estat d’esprit et de corps, mais lors couchée sur son lict, mieux paré que de coustume, et appuyée sur le coude : Les dieux, dit elle, ô Sextus Pompeiüs, et plustost ceux que je laisse, que ceux que je vay trouver, te sçachent gré dequoy tu n’as desdaigné d’estre et conseiller de ma vie, et tesmoing de ma mort. De ma part, ayant tousjours essayé le favorable visage de fortune, de peur que l’envie de trop vivre ne m’en face voir un contraire, je m’en vay d’une heureuse fin donner congé aux restes de mon ame, laissant de moy deux filles et une legion de nepveux : Cela faict, ayant presché et enhorté les siens à l’union et à la paix, leur ayant departy ses biens, et recommandé les dieux domestiques à sa fille aisnée, elle print d’une main asseurée la coupe, où estoit le venin, et ayant faict ses vœux à Mercure, et les prieres de la conduire en quelque heureux siege en l’autre monde, avala brusquement ce mortel breuvage. Or entretint elle la compagnie, du progrez de son operation : et comme les parties de son corps se sentoyent saisies de froid l’une apres l’autre : jusques à ce qu’ayant dict en fin qu’il arrivoit au cœur et aux entrailles, elle appella ses filles pour luy faire le dernier office, et luy clorre les yeux.

Pline recite de certaine nation Hyperborée, qu’en icelle, pour la douce temperature de l’air, les vies ne se finissent communément que par la propre volonté des habitans ; mais qu’estans las et saouls de vivre, ils ont en coustume au bout d’un long aage, apres avoir faict bonne chere, se precipiter en la mer, du hault d’un certain rocher, destiné à ce service.

La douleur, et une pire mort, me semblent les plus excusables incitations.