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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/230

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et bossu pour se transporter en un autre doux et plain, disant que les terres grasses et molles font les hommes mols, et les fertiles les esprits infertiles ; si nous voyons tantost fleurir un art, une opinion, tantost une autre, par quelque influance celeste ; tel siecle produire telles natures et incliner l’humain genre à tel ou tel ply ; les espris des hommes tantost gaillars, tantost maigres, comme nos chams ; que deviennent toutes ces belles prerogatifves dequoy nous nous allons flatant ? Puis qu’un homme sage se peut mesconter, et cent hommes, et plusieurs nations, voire et l’humaine nature selon nous se mesconte plusieurs siecles en cecy ou en cela, quelle seureté avons nous que par fois elle cesse de se mesconter, et qu’en ce siecle elle ne soit en mesconte ? Il me semble, entre autres tesmoignages de nostre imbecillité, que celui-cy ne merite pas d’estre oublié, que par desir mesmes, l’homme ne sçache trouver ce qu’il luy faut ; que, non par jouyssance, mais par imagination et par souhait, nous ne puissions estre d’accord de ce dequoy nous avons besoing pour nous contenter. Laissons à nostre pensée tailler et coudre à son plaisir, elle ne pourra pas seulement desirer ce qui luy est propre, et se satisfaire :

quid enim ratione timemus
Aut cupimus ? quid tam dextro pede concipis, ut te
Conatus non poeniteat votique peracti ?

C’est pourquoy Socrates ne requeroit les dieux sinon de luy donner ce qu’ils sçavoient luy estre salutaire. Et la priere des Lacedemoniens, publique et privée, portoit simplement les choses bonnes et belles leur estre octroyées : remettant à la discretion divine le triage et choix d’icelles :

Conjugium petimus partumque uxoris ; at illi
Notum qui pueri qualisque futura sit uxor.

Et le Chrestien supplie Dieu que sa volonté soit faite, pour ne tomber en l’inconvenient que les poetes feignent du Roy Midas. Il requist les dieux que tout ce qu’il toucheroit se convertit en or. Sa priere fut exaucée : son vin fut or, son pain or, et la plume de sa couche, et d’or sa chemise et son vestement ; de façon qu’il se trouva accablé soubs la jouissance de son desir et estrené d’une commodité