Aller au contenu

Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/240

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

curieusement tous les plis et lustres de ses paroles, à qui on ne face dire tout ce qu’on voudra, comme aux Sybilles : car il y a tant de moyens d’interpretation qu’il est malaisé que, de biais ou de droit fil, un esprit ingenieux ne rencontre en tout sujet quelque air qui luy serve à son poinct. Pourtant se trouve un stile nubileux et doubteux en si frequent et ancien usage’Que l’autheur puisse gaigner cela d’attirer et enbesoigner à soy la posterité (ce que non seulement la suffisance, mais autant ou plus la faveur fortuite de la matiere peut gaigner) ; qu’au demeurant il se presente, par bestise ou par finesse, un peu obscurement et diversement : il ne lui chaille ! Nombre d’esprits, le belutants et secouants, en exprimeront quantité de formes, ou selon, ou à costé, ou au contraire de la sienne, qui lui feront toutes honneur. Il se verra enrichi des moyens de ses disciples, comme les regens du Lendit. C’est ce qui a faict valoir plusieurs choses de neant, qui a mis en credit plusieurs escrits, et chargé de toute sorte de matiere qu’on a voulu : une mesme chose recevant mille et mille, et autant qu’il nous plaist d’images et considerations diverses. Est-il possible qu’Homere aye voulu dire tout ce qu’on luy faict dire ; et qu’il se soit presté à tant et si diverses figures que les theologiens, legislateurs, capitaines, philosophes, toute sorte de gens qui traittent sciences, pour differemment et contrairement qu’ils les traittent, s’appuyent de luy, s’en rapportent à luy : maistre general à tous offices, ouvrages et artisans ; General Conseillier à toutes entreprises. Quiconque a eu besoin d’oracles et de predictions, en y a trouvé pour son faict. Un personnage sçavant, et de mes amis, c’est merveille quels rencontres et combien admirables il en faict naitre en faveur de nostre religion ; et ne se peut aysément departir de cette opinion, que ce ne soit le dessein d’Homere (si luy est cet autheur aussi familier qu’à homme de nostre siecle). Et ce qu’il trouve en faveur de la nostre, plusieurs anciennement l’avoient trouvé en faveur des leurs.

Voyez demener et agiter Platon. Chacun, s’honorant de l’appliquer à soi, le couche du costé qu’il le veut. On le promeine et l’insere à toutes les nouvelles opinions que le monde reçoit ; et le differente l’on a soy-mesmes selon le different cours des choses. On faict desadvouer à son sens les meurs licites en son siecle, d’autant qu’elles sont illicites au nostre. Tout cela vifvement et puissamment, autant qu’est puissant et vif l’esprit de l’interprete. Sur ce mesme fondement qu’avoit Heraclitus et cette sienne sentence, que toutes choses avoient en elles les visages qu’on y trouvoit, Democritus en tiroit une toute contraire conclusion, c’est que les subjects n’avoient du tout rien de ce que nous y trouvions ; et de ce que le miel estoit doux à l’un et amer à l’autre, il argumentoit qu’il n’estoit ni doux ny amer. Les Pyrrhoniens diroient qu’ils ne sçavent s’il est doux ou amer, ou ny l’un ny l’autre, ou tous les deux : car ceux-cy gaignent tousjours le haut point de la dubitation. Les Cirenaiens tenoint que rien n’estoit perceptible par le dehors, et que cela estoit seulement perceptible, qui nous touchoit par l’interne attouchemant, comme la douleur et la volupté, ne recognoissants ny ton ny couleur, mais certaines affections seulement qui nous en venoint ; et que l’homme n’avoit autre siege de son jugement. Protagoras estimoit estre vrai à chacun ce qui semble à chacun. Les epicuriens logent aux sens tout jugement et en la notice des choses et en la volupté. Platon a voulu le jugement de la verité et la verité mesmes, retirée des opinions et des sens, appartenir à l’esprit et à la cogitation. Ce propos m’a porté sur la consideration des sens, ausquels gist le plus grand fondement et preuve de nostre ignorance. Tout ce qui se connoist, il se connoist sans doubte par la faculté du cognoissant : car, puis que le