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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/244

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à l’aimant d’attirer le fer, n’est-il pas vray-semblable qu’il y a des facultez sensitives en nature, propres à les juger et à les appercevoir, et que le defaut de telles facultez nous apporte l’ignorance de la vraye essence de telles choses ? C’est à l’avanture quelque sens particulier qui descouvre aux coqs l’heure du matin et de minuict, et les esmeut à chanter ; qui apprend aus poulles, avant tout usage et experience, de craindre un esparvier, et non une oye, ny un paon, plus grandes bestes ; qui advertit les poulets de la qualité hostile qui est au chat contre eux et à ne se desfier du chien, s’armer contre le mionement, voix aucunement flateuse, non contre l’abaier, voix aspre et quereleuse ; aux freslons, aux formis et aux rats, de choisir tousjours le meilleur fromage et la meilleure poire avant que d’y avoir tasté ; et qui achemine le cerf, l’elefant, le serpent à la cognoissance de certaine herbe propre à leur guerison. Il n’y a sens qui n’ait une grande domination, et qui n’apporte par son moyen un nombre infiny de connoissances. Si nous avions à dire l’intelligence des sons, de l’harmonie et de la voix, cela apporteroit une confusion inimaginable à tout le reste de nostre science. Car, outre ce qui est attaché au propre effect de chasque sens, combien d’argumens, de consequences et de conclusions tirons nous aux autres choses par la comparaison de l’un sens à l’autre ! Qu’un homme entendu imagine l’humaine nature produicte originellement sans la veue, et discoure combien d’ignorance et de trouble luy apporteroit un tel defaut, combien de tenebres et d’aveuglement en nostre ame : on verra par là combien nous importe à la cognoissance de la verité la privation d’un autre tel sens, ou de deux, ou de trois, si elle est en nous. Nous avons formé une verité par la consultation et concurrence de nos cinq sens ; mais à l’advanture falloit-il l’accord de huict ou de dix sens et leur contribution pour l’appercevoir certainement et en son essence. Les sectes qui combatent la science de l’homme, elles la combatent principalement par l’incertitude et foiblesse de nos sens : car, puis que toute cognoissance vient en nous par leur entremise et moyen, s’ils faillent au raport qu’ils nous font, s’ils corrompent ou alterent ce qu’ils nous charrient du dehors, si la lumiere qui par eux s’écoule en nostre ame, est obscurcie au passage, nous n’avons plus que tenir. De cette extreme difficulté sont nées toutes ces fantasies :