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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/284

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parolles les choses licites et naturelles, et nous l’en croyons ; la raison nous defend de n’en faire point d’illicites et mauvaises, et personne ne l’en croit. Je me trouve icy empestré és loix de la ceremonie, car elle ne permet ny qu’on parle bien de soy, ny qu’on en parle mal. Nous la lairrons là pour ce coup. Ceux que la fortune (bonne ou mauvaise qu’on la doive appeller) a faict passer la vie en quelque eminent degré, ils peuvent par leurs actions publiques tesmoigner quels ils sont. Mais ceux qu’elle n’a employez qu’en foule, et de qui personne ne parlera, si eux mesmes n’en parlent, ils sont excusables s’ils prennent la hardiesse de parler d’eux mesmes envers ceux qui ont interest de les connoistre, à l’exemple de Lucilius :

Ille velut fidis arcana sodalibus olim
Credebat libris, neque, si malè cesserat, usquam
Decurrens alio, neque si benè : quo fit ut omnis
Votiva pateat veluti descripta tabella
Vita senis.

Celuy là commettoit à son papier ses actions et ses pensées, et s’y peignoit tel qu’il se sentoit estre. Nec id Rutilio et Scauro citra fidem aut obtrectationi fuit. Il me souvient donc que, des ma plus tendre enfance, on remarquoit en moy je ne scay quel port de corps et des gestes tesmoignants quelque vaine et sotte fierté. J’en veux dire premierement cecy, qu’il n’est pas inconvenient d’avoir des conditions et des propensions si propres et si incorporées en nous, que nous n’ayons pas moyen de les sentir et reconnoistre. Et de telles inclinations naturelles, le corps en retient volontiers quelque pli sans nostre sçeu et consentement. C’estoit une certaine affetterie consente de sa beauté, qui faisoit un peu pancher la teste d’Alexandre sur un costé et qui rendoit le parler d’Alcibiades mol et gras. Julius Caesar se gratoit la teste d’un doigt, qui est la contenance d’un homme remply