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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/301

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que la leur, et si sans cette piece il me restera assez pour me soustenir avec quelque aisance ; et, y regardant de pres, je crains que ce defaut, s’il est parfaict, perde toutes les functions de l’ame : Memoria certe non modo philosophiam, sed omnis vitae usum omnesque artes una maxime continet.

Plenus rimarum sum, hac atque illac effluo.

Il m’est advenu plus d’une fois d’oublier le mot du guet que j’avois trois heures auparavant donné ou receu d’un autre, et d’oublier où j’avoi caché ma bourse, quoy qu’en die Cicero. Je m’aide à perdre ce que je serre particulierement. C’est le receptacle et l’estuy de la science que la memoire : l’ayant si deffaillante, je n’ay pas fort à me plaindre, si je ne sçay guiere. Je sçay en general le nom des arts et ce dequoy elles traictent, mais rien au delà. Je feuillette les livres, je ne les estudie pas : ce qui m’en demeure, c’est chose que je ne reconnois plus estre d’autruy ; c’est cela seulement dequoy mon jugement a faict son profict, les discours et les imaginations dequoy il s’est imbu ; l’autheur, le lieu, les mots et autres circonstances, je les oublie incontinent. Et suis si excellent en l’oubliance que mes escrits mesmes et compositions, je ne les oublie pas moins que le reste. On m’allegue tous les coups à moy-mesme sans que je le sente. Qui voudroit sçavoir d’où sont les vers et exemples que j’ay icy entassez, me mettroit en peine de le luy dire ; et si ne les ay mendiez qu’és portes connues et fameuses, ne me contentant pas qu’ils fussent riches, s’ils ne venoient encore de main riche et honorable : l’authorité y concurre quant et la raison. Ce n’est pas grand merveille si mon livre suit la fortune des autres livres et si ma memoire desempare ce que j’escry comme ce que je ly, et ce que je donne comme ce que je reçoy. Outre le deffaut de la memoire, j’en ay d’autres qui aydent beaucoup à mon ignorance. J’ay l’esprit tardif et mousse ; le moindre nuage luy arreste sa pointe, en façon que (pour exemple) je ne luy proposay jamais enigme si aisé qu’il sçeut desvelopper. Il n’est si vaine subtilité qui ne m’empesche. Aux jeux, où l’esprit a sa part, des échets, des cartes, des dames et autres, je n’y comprens que les plus grossiers traicts. L’apprehension, je l’ay lente et embrouillée ; mais ce qu’elle tient une fois, elle le tient bien et l’embrasse bien universellement, estroitement et profondement, pour le temps qu’elle le tient. J’ay la veue longue, saine et entiere,