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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/304

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vitieuses. Je vis un jour, à Barleduc, qu’on presentoit au Roy François second, pour la recommandation de la memoire de René, Roy de Sicile, un pourtraict qu’il avoit luy-mesmes fait de soy. Pourquoy n’est-il loisible de mesme à un chacun de se peindre de la plume, comme il se peignoit d’un creon ? Je ne veux donc pas oublier encor cette cicatrice, bien mal propre à produire, en public : c’est l’irresolution, defaut tres-incommode à la negociation des affaires du monde. Je ne sçay pas prendre party és entreprinses doubteuses :

Ne si, ne no, nel cor mi suona intero.

Je sçay bien soustenir une opinion, mais non pas la choisir. Par ce que és choses humaines, à quelque bande qu’on panche, il se presente force apparences qui nous y confirment (et le philosophe Chrysippus disoit qu’il ne vouloit apprendre de Zenon et Cleanthez, ses maistres, que les dogmes simplement : car, quant aux preuves et raisons, qu’il en fourniroit assez de luy mesme), de quelque costé que je me tourne, je me fournis tousjours assez de cause et de vraysemblance pour m’y maintenir. Ainsi j’arreste chez moi le doubte et la liberté de choisir, jusques à ce que l’occasion me presse. Et lors, à confesser la verité, je jette le plus souvent la plume au vent, comme on dict, et m’abandonne à la mercy de la fortune : une bien legere inclination et circonstance m’emporte,

Dum in dubio est animus, paulo momento huc atque illuc impellitur.

L’incertitude de mon jugement est si également balancée en la pluspart des occurrences que je compromettrois volontiers à la decision du sort et des dets ; et remarque avec grande consideration de nostre foiblesse humaine les exemples que l’histoire divine mesme nous a laissez de cet usage de remettre à la fortune et au hazard la determination des élections és choses doubteuses :

sors cecidit super Mathiam.

La raison humaine est un glaive double et dangereux. Et en la main mesme de Socrates, son plus intime et plus familier amy, voyez à quant de bouts c’est un baston. Ainsi, je ne suis propre qu’à suyvre, et me laisse aysément emporter à la foule : je ne me fie pas assez en mes forces pour