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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/313

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Non recito cuiquam, nisi amicis, idque rogatus,
Non ubivis, coramve quibuslibet. In medio qui
Scripta foro recitent, sunt multi, quique lavantes.

Je ne dresse pas icy une statue à planter au carrefour d’une ville, ou dans une Église, ou place publique :

Non equidem hoc studeo, bullatis ut mihi nugis
Pagina turgescat.
Secreti loquimur.

C’est pour le coin d’une librairie, et pour en amuser un voisin, un parent, un amy, qui aura plaisir à me racointer et repratiquer en cett’ image. Les autres ont pris cœur de parler d’eux pour y avoir trouvé le subject digne et riche ; moy, au rebours, pour l’avoir trouvé si sterile et si maigre qu’il n’y peut eschoir soupçon d’ostentation. Je juge volontiers des actions d’autruy ; des miennes, je donne peu à juger à cause de leur nihilité. Je ne trouve pas tant de bien en moy que je ne le puisse dire sans rougir. Quel contentement me seroit ce d’ouir ainsi quelqu’un qui me recitast les meurs, le visage, la contenance, les parolles communes et les fortunes de mes ancestres’Combien j’y serois attentif’ Vrayement cela partiroit d’une mauvaise nature, d’avoir à mespris les portraits mesmes de nos amis et predecesseurs, la forme de leurs vestements et de leurs armes. J’en conserve l’escriture, le seing, des heures et un’espée peculiere qui leur a servi, et n’ay point chassé de mon cabinet des longues gaules que mon pere portoit ordinairement en la main. Paterna vestis et annulus tanto charior est posteris, quanto erga parentes major affectus. Si toutes-fois ma posterité est d’autre appetit, j’auray bien dequoy me revencher : car ils ne sçauroient faire moins de conte de moy que j’en feray d’eux en ce temps là. Tout le commerce que j’ay en cecy avec le publiq, c’est que j’emprunte les utils de son escripture, plus soudaine et plus aisée. En recompense, j’empescheray peut-estre que quelque coin de beurre ne se fonde au marché.