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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/323

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consideration de tant de lustres contraires et formes diverses : Volutantibus res inter se pugnantes obtorpuerant animi. C’est ce que les anciens disent de Simonides : par ce que son imagination luy presentoit (sur la demande que luy avoit faict le Roy Hieron pour à la quelle satisfaire il avoit eu plusieurs jours de pensement) diverses considerations aigues et subtiles, doubtant laquelle estoit la plus vray semblable, il desespera du tout de la verité. Qui en recherche et embrasse toutes les circonstances et consequences, il empesche son election. Un engin moyen conduit esgallement, et suffit aux executions de grand et de petit pois. Regardez que les meilleurs mesnagers sont ceux qui nous sçavent moins dire comment ils le sont, et que ces suffisans conteurs n’y font le plus souvent rien qui vaille. Je sçay un grand diseur et tres-excellent peintre de toute sorte de mesnage, qui a laissé bien piteusement couler par ses mains cent mille livres de rente. J’en sçay un autre qui dict, qui consulte, mieux qu’homme de son conseil, et n’est point au monde une plus belle montre d’ame et de suffisance ; toutesfois, aux effects, ses serviteurs trouvent qu’il est tout autre, je dy sans mettre le malheur en compte.


Contre la faineantise.
Chap. XXI.


L’Empereur Vespasien, estant malade de la maladie dequoy il mourut, ne laissoit pas de vouloir entendre l’estat de l’empire, et dans son lict mesme despeschoit sans cesse plusieurs affaires de consequence. Et son medecin l’en tençant comme de chose nuisible à sa santé : Il faut, disoit-il, qu’un Empereur meure debout. Voylà un beau mot, à mon gré, et digne d’un grand prince. Adrian, l’Empereur, s’en servit depuis à ce mesme propos ; et le debvroit on souvent ramentevoir aux Roys, pour leur faire sentir que cette grande charge qu’on leur donne du commandement de tant d’hommes, n’est pas une charge oisive, et qu’il n’est rien qui puisse si justement dégouster un subject de se mettre en peine et en hazard pour le service de son prince, que de le voir apoltronny ce pendant luy mesme à des occupations lasches et vaines, et d’avoir soing de sa conservation, le voyant si nonchalant de la nostre. Quand quelqu’un voudra maintenir qu’il vaut mieux que le Prince conduise ses guerres par autre que par soy, la Fortune luy fournira assez d’exemples de ceux à qui leurs lieutenans ont mis à chef des grandes entreprises, et de ceux encore des quels la presence y eut esté plus nuisible qu’utile. Mais nul prince vertueux et courageux pourra souffrir qu’on l’entretienne de si honteuses instructions. Soubs couleur de conserver sa teste comme la statue d’un sainct à la bonne fortune de son estat, ils le degradent justement de son office, qui est tout en action militaire, et l’en declarent incapable. J’en sçay un qui aymeroit bien mieux estre battu que de dormir pendant qu’on se battroit pour luy, qui ne vid jamais sans jalousie ses gents mesmes faire quelque chose de grand en son absence. Et Selym premier disoit avec grande raison, ce me semble, que les victoires qui se gaignent sans le maistre, ne sont pas completes ; de tant plus volontiers eust-il dict, que ce maistre devroit rougir de honte d’y pretendre part pour son nom, n’y ayant enbesongné que sa voix et sa pensée ; ny cela mesme, veu qu’en telle besongne les advis et commandemens qui apportent honneur, sont ceux-là seulement qui se donnent sur la place et au milieu de l’affaire. Nul pilote n’exerce son office de pied ferme. Les Princes de la race Hottomane, la premiere race du monde en fortune guerriere, ont chauldement embrassé cette opinion. Et Bajazet second avec son fils, qui s’en despartirent, s’amusants aus sciences et autres occupations casanieres, donarent aussi de bien grands soufflets à leur empire ; et celuy qui regne à present, Ammurat troisiesme, à leur exemple, commence assez bien de s’en trouver de mesme. Fust-ce pas le Roy d’Angleterre, Edouard troisiesme, qui dict de nostre Charles cinquiesme ce mot : Il n’y eut onques Roy qui moins s’armast, et si n’y eut onques Roy qui tant me donnast à faire ? Il avoit raison de le trouver estrange, comme un effaict du sort plus que de la raison. Et cherchent autre adherent que moy, ceux qui veulent nombrer entre les belliqueux et magnanimes conquerants les Roys de Castille et de Portugal de ce qu’à douze cents lieues de leur oisive demeure, par l’escorce de leurs facteurs, ils se sont rendus maistres des Indes d’une et d’autre part : desquelles c’est à sçavoir, s’ils auroyent seulement le courage d’aller jouyr en presence. L’empereur Julian disoit encore plus,