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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/34

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Non s’assecura attonita la mente.

Ceste recordation que j’en ay fort empreinte en mon ame, me representant son visage et son idée si pres du naturel, me concilie aucunement à elle. Quand je commençay à y voir, ce fut d’une veuë si trouble, si foible, et si morte, que je ne discernois encores rien que la lumiere,

come quel ch’or apre, or chiude
Gli occhi, mezzo tra’l sonno è l’esser desto.

Quant aux functions de l’ame, elles naissoient avec mesme progrez, que celles du corps. Je me vy tout sanglant : car mon pourpoinct estoit taché par tout du sang que j’avoy rendu. La premiere pensée qui me vint, ce fut que j’avoy une harquebusade en la teste : de vray en mesme temps, il s’en tiroit plusieurs autour de nous. Il me sembloit que ma vie ne me tenoit plus qu’au bout des lévres : je fermois les yeux pour ayder (ce me sembloit) à la pousser hors, et prenois plaisir à m’alanguir et à me laisser aller. C’estoit une imagination qui ne faisoit que nager superficiellement en mon ame, aussi tendre et aussi foible que tout le reste : mais à la verité non seulement exempte de desplaisir, ains meslée à ceste douceur, que sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil.

Je croy que c’est ce mesme estat, où se trouvent ceux qu’on void défaillans de foiblesse, en l’agonie de la mort : et tiens que nous les plaignons sans cause, estimans qu’ils soyent agitez de griéves douleurs, ou avoir l’ame pressée de cogitations penibles. C’a esté tousjours mon advis, contre l’opinion de plusieurs, et mesme d’Estienne de la Boëtie, que ceux que nous voyons ainsi renversez et assoupis aux approches de leur fin, ou accablez de la longueur du mal, ou par accident d’une apoplexie, ou mal caduc,

vi morbi sæpe coactus
Ante oculos aliquis nostros ut fulminis ictu
Concidit, Et spumas agit, ingemit, et fremit artus,