Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/347

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croyable autant que tout autre, nous raconte des Bedoins, nation meslée aux Sarrasins, ausquels le Roy sainct Louys eut affaire en la terre sainte, qu’ils croyoient si fermement en leur religion les jours d’un chacun estre de toute eternité prefix et contez d’une preordonnance inevitable, qu’ils alloyent à la guerre nudz, sauf un glaive à la turquesque, et le corps seulement couvert d’un linge blanc. Et pour leur plus extreme maudisson, quand ils se courroussoient aux leurs, ils avoyent tousjours en la bouche : Maudit sois tu comme celuy qui s’arme de peur de la mort’Voylà bien autre preuve de creance et de foy que la nostre. Et de ce reng est aussi celle que donnerent ces deux religieux de Florence, du temps de nos peres. Estans en quelque controverse de science, ils s’accorderent d’entrer tous deux dans le feu, en presence de tout le peuple et en la place publique, pour la verification chacun de son party. Et en estoyent des-jà les aprets tous faicts, et la chose justement sur le point de l’execution, quand elle fut interrompue par un accident improuveu. Un jeune Seigneur Turc, ayant faict un signalé faict d’armes de sa personne, à la veue des deux batailles, d’Amurath et de l’Huniade, prestes à se donner, enquis par Amurath, qui l’avoit, en si grande jeunesse et inexperience (car c’estoit la premiere guerre qu’il eust veu), rempli d’une si genereuse vigueur de courage, respondit qu’il avoit eu pour souverain precepteur de vaillance un lievre : Quelque jour, estant à la chasse, dict-il, je descouvry un lievre en forme, et encore que j’eusse deux excellents levriers à mon costé, si me sembla il, pour ne le faillir point, qu’il valoit mieux y employer encore mon arc, car il me faisoit fort beau jeu. Je commençay à descocher mes fleches, et jusques à quarante qu’il y en avoit en ma trousse, non sans l’assener seulement, mais sans l’esveiller. Apres tout, je descoupplay mes levriers apres, qui n’y peurent non plus. J’apprins par là qu’il avoit esté couvert par sa destinée, et que ny les traits ny les glaives ne portent que par le congé de nostre fatalité, laquelle il n’est en nous de reculer ny d’avancer. Ce compte doit servir à nous faire veoir en passant combien nostre raison est flexible à toute sorte d’images. Un personage, grand d’ans, de nom, de dignité et de doctrine, se vantoit à moy d’avoir esté porté à certaine mutation tres-importante de sa foy par une incitation estrangere aussi bizare et au reste si mal concluante que je la trouvoy plus forte au revers : luy l’appelloit miracle, et moy aussi, à divers sens. Leurs historiens disent que la persuasion estant populairement semée entre les Turcs, de la fatale et imployable prescription de leurs jours, ayde apparemment à les asseurer aux dangers. Et je connois un grand Prince qui y trouve noblement son profit si fortune continue à lui faire espaule. Il n’est point advenu, de nostre memoire, un plus admirable effect de resolution que de ces deux qui conspirerent la mort du prince d’Orenge. C’est merveille comment on peut eschauffer le second, qui l’executa, à une entreprise en laquelle il estoit si mal advenu à son compaignon, y ayant apporté tout ce qu’il pouvoit ; et, sur cette trace et de mesmes armes, aller entreprendre un seigneur armé d’une si fresche instruction de deffiance, puissant de suitte d’amis et de force corporelle, en sa sale, parmy ses gardes, en une ville toute à sa devotion. Certes, il y employa une main bien determinée et un courage esmeu d’une vigoreuse passion. Un poignard est plus seur pour assener ; mais, d’autant qu’il a besoing de plus de mouvement et de vigueur de bras que n’a un pistolet, son coup est plus subject à estre gauchy ou troublé. Que celuy là ne courut à une mort certaine,