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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/389

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et, de peur que le tourment qu’il en souffroit, n’attendrit le cœur de sa femme, et pour se delivrer aussy soy-mesme de l’affliction qu’il portoit de la veoir en si piteux estat, apres avoir tres-amoureusement pris congé d’elle, il la pria de permettre qu’on l’emportat en la chambre voisine, comme on feist. Mais, toutes ces incisions estant encore insuffisantes pour le faire mourir, il commande à Statius Anneus, son medecin, de luy donner un breuvage de poison, qui n’eust guiere non plus d’effect, car, pour la foiblesse et froideur des membres, elle ne peut arriver jusques au cœur. Par ainsin on luy fit outre-cela aprester un baing fort chaud ; et lors, sentant sa fin prochaine, autant qu’il eust d’haleine, il continua des discours tres-excellans sur le suject de l’estat où il se trouvoit, que ses secretaires recueillirent tant qu’ils peurent ouyr sa voix, et demeurerent ses parolles dernieres long temps despuis en credit et honneur és mains des hommes (ce nous est une bien facheuse perte qu’elles ne soyent venues jusques à nous). Comme il sentit les derniers traicts de la mort, prenant de l’eau du being toute sanglante, il en arrousa sa teste en disant : Je voue cette eau à Juppiter le liberateur. Neron, adverty de tout cecy, craignant que la mort de Paulina, qui estoit des mieux apparentées dames Romaines et envers laquelle il n’avoit nulles particulieres inimitiez, luy vint à reproche, renvoya en toute diligence luy faire r’atacher ses playes : ce que ses gens d’elle firent sans son sçeu, estant des-jà demy morte et sans aucun sentiment. Et ce que, contre son dessein, elle vesquit dépuis, ce fut tres-honorablement et comme il appartenoit à sa vertu, montrant par la couleur blesme de son visage combien elle avoit escoulé de vie par ses blessures. Voylà mes trois contes tres-veritables, que je trouve aussi plaisans et tragiques que ceux que nous forgeons à nostre poste pour donner plaisir au commun ; et m’estonne que ceux qui