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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/45

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l’advenir plus certaine preuve de sa bonté, et de sa vertu, qu’en vous reconnoissant pour telle.

S’il y a quelque loy vrayement naturelle, c’est à dire quelque instinct, qui se voye universellement et perpetuellement empreinct aux bestes et en nous (ce qui n’est pas sans controverse) je puis dire à mon advis, qu’apres le soin que chasque animal a de sa conservation, et de fuir ce qui nuit, l’affection que l’engendrant porte à son engeance, tient le second lieu en ce rang. Et parce que nature semble nous l’avoir recommandée, regardant à estendre et faire aller avant, les pieces successives de ceste sienne machine : ce n’est pas merveille, si à reculons des enfans aux peres, elle n’est pas si grande.

Joint ceste autre consideration Aristotelique : que celuy qui bien faict à quelcun, l’aime mieux, qu’il n’en est aimé : Et celuy à qui il est deu, aime mieux, que celuy qui doibt : et tout ouvrier aime mieux son ouvrage, qu’il n’en seroit aimé, si l’ouvrage avoit du sentiment : d’autant que nous avons cher, estre, et estre consiste en mouvement et action. Parquoy chascun est aucunement en son ouvrage. Qui bien fait, exerce une action belle et honneste : qui reçoit, l’exerce utile seulement. Or l’utile est de beaucoup moins aimable que l’honneste. L’honneste est stable et permanent, fournissant à celuy qui l’a faict, une gratification constante. L’utile se perd et eschappe facilement, et n’en est la memoire ny si fresche ny si douce. Les choses nous sont plus cheres, qui nous ont plus cousté. Et donner, est de plus de coust que le prendre.

Puis qu’il a pleu à Dieu nous doüer de quelque capacité de discours, affin que comme les bestes nous ne fussions pas servilement assubjectis aux lois communes, ains que nous nous y appliquassions par jugement et liberté volontaire : nous devons bien prester un peu à la simple authorité de nature : mais non pas nous laisser tyranniquement emporter à elle : la seule raison doit avoir la conduite de nos inclinations. J’ay de ma part le goust estrangement mousse à ces propensions, qui sont produites en nous sans l’ordonnance et entremise de nostre jugement. Comme sur ce subject, duquel je parle, je ne puis recevoir cette passion, dequoy on embrasse les enfans à peine encore naiz, n’ayants ny mouvement en l’ame, ny forme recognoissable au corps, par où ils se puissent rendre aimables : et ne les ay pas souffert volontiers nourrir pres de moy. Une vraye affection et bien reglée, devroit naistre, et s’augmenter avec la cognoissance qu’ils nous donnent d’eux ; et lors, s’ils le valent, la propension naturelle marchant quant et quant la raison, les cherir d’une amitié vrayement paternelle ; et en juger de mesme s’ils sont autres, nous rendans tousjours à la raison, nonobstant la force naturelle. Il en va fort souvent au rebours, et le plus communement nous nous sentons plus esmeuz des trepignemens,