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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/55

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Cæsar, cette-cy en estoit l’une, que les enfans ne se presentoyent aux peres, ny fosoyent trouver en public en leur compagnie, que lors qu’ils commençoyent à porter les armes ; comme s’ils vouloyent dire que lors il estoit aussi saison, que les peres les receussent en leur familiarité et accointance.

J’ay veu encore une autre sorte d’indiscretion en aucuns peres de mon temps, qui ne se contentent pas d’avoir privé pendant leur longue vie, leurs enfans de la part qu’ils devoient avoir naturellement en leurs fortunes, mais laissent encore apres eux, à leurs femmes cette mesme authorité sur tous leurs biens, et loy d’en disposer à leur fantasie. Et ay cognu tel Seigneur des premiers officiers de nostre Couronne, ayant par esperance de droit à venir, plus de cinquante mille escus de rente, qui est mort necessiteux et accablé de debtes, aagé de plus de cinquante ans, sa mere en son extreme decrepitude, jouyssant encore de tous ses biens par l’ordonnance du pere, qui avoit de sa part vescu pres de quatre vingts ans. Cela ne me semble aucunement raisonnable.

Pourtant trouve-je peu d’advancement à un homme de qui les affaires se portent bien, d’aller chercher une femme qui le charge d’un grand dot ; il n’est point de debte estrangere qui apporte plus de ruyne aux maisons : mes predecesseurs ont communement suyvi ce conseil bien à propos, et moy aussi. Mais ceux qui nous desconseillent les femmes riches, de peur qu’elles soyent moins traictables et recognoissantes, se trompent, de faire perdre quelque reelle commodité, pour une si frivole conjecture. A une femme desraisonnable, il ne couste non plus de passer par dessus une raison, que par dessus une autre. Elles s’ayment le mieux où elles ont plus de tort. L’injustice les alleche : comme les bonnes, l’honneur de leurs actions vertueuses : Et en sont debonnaires d’autant plus, qu’elles sont plus riches : comme plus volontiers et glorieusement chastes, de ce qu’elles sont belles.

C’est raison de laisser l’administration des affaires aux meres pendant que les enfans ne sont pas en l’aage selon les loix pour en manier la charge : mais le pere les a bien mal nourris, s’il ne peut esperer qu’en leur maturité, ils auront plus de sagesse et de suffisance que sa femme, veu l’ordinaire foiblesse du sexe. Bien seroit-il toutesfois à la verité plus contre nature, de faire despendre les meres de la discretion de leurs enfans. On leur doit donner largement, dequoy maintenir leur estat selon la condition de leur maison et de leur aage, d’autant que la necessité et l’indigence est beaucoup plus mal seante et mal-aisée