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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/60

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(pour exemple) si d’un costé on luy proposoit d’enterrer ses escrits, dequoy nostre religion reçoit un si grand fruict, ou d’enterrer ses enfans au cas qu’il en eust, s’il n’aymoit mieux enterrer ses enfans.

Et je ne sçay si je n’aymerois pas mieux beaucoup en avoir produict un parfaictement bien formé, de l’accointance des Muses, que de l’accointance de ma femme.

A cettuy-cy tel qu’il est, ce que je donne, je le donne purement et irrevocablement, comme on donne aux enfans corporels. Ce peu de bien, que je luy ay faict, il n’est plus en ma disposition. Il peut sçavoir assez de choses que je ne sçay plus, et tenir de moy ce que je n’ay point retenu : et qu’il faudroit que tout ainsi qu’un estranger, j’empruntasse de luy, si besoin m’en venoit. Si je suis plus sage que luy, il est plus riche que moy.

Il est peu d’hommes addonnez à la poësie, qui ne se gratifiassent plus d’estre peres de l’Eneide que du plus beau garçon de Rome : et qui ne souffrissent plus aisément l’une perte que l’autre. Car selon Aristote, de tous ouvriers le poëte est nommément le plus amoureux de son ouvrage. Il est malaisé à croire, qu’Epaminondas qui se vantoit de laisser pour toute posterité des filles qui feroyent un jour honneur à leur pere (c’estoyent les deux nobles victoires qu’il avoit gaigné sur les Lacedemoniens) eust volontiers consenty d’eschanger celle-là, aux plus gorgiases de toute la Grece : ou qu’Alexandre et Cæsar ayent jamais souhaité d’estre privez de la grandeur de leurs glorieux faicts de guerre, pour la commodité d’avoir des enfans et heritiers, quelques parfaicts et accompliz qu’ils peussent estre. Voire je fay grand doubte que Phidias ou autre excellent statuaire, aymast autant la conservation et la durée de ses enfans naturels, comme il feroit d’une image excellente, qu’avec long travail et estude il auroit parfaite selon l’art. Et quant à ces passions vitieuses et furieuses, qui ont eschauffé quelque fois les peres à l’amour de leurs filles, ou les meres envers leurs fils, encore s’en trouve-il de pareilles en cette autre sorte de parenté : Tesmoing ce que lon recite de Pygmalion, qu’ayant basty une statue de femme de beauté singuliere, il devint si esperduement espris de l’amour forcené de ce sien ouvrage, qu’il falut, qu’en faveur de sa rage les dieux la luy vivifiassent :

Tentatum mollescit ebur, positóque rigore
Subsidit digitis.