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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/76

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et les differens rapports qu’on luy faisoit. C’est la matiere de l’Histoire nuë et informe : chacun en peut faire son profit autant qu’il à d’entendement. Les bien excellens ont la suffisance de choisir ce qui est digne d’estre sçeu, peuvent trier de deux rapports celuy qui est plus vray-semblable : de la condition des Princes et de leurs humeurs, ils en concluent les conseils, et leur attribuent les paroles convenables : ils ont raison de prendre l’authorité de regler nostre creance à la leur : mais certes cela n’appartient à gueres de gens. Ceux d’entre-deux (qui est la plus commune façon) ceux là nous gastent tout : ils veulent nous mascher les morceaux ; ils se donnent loy de juger et par consequent d’incliner l’Histoire à leur fantasie : car depuis que le jugement pend d’un costé, on ne se peut garder de contourner et tordre la narration à ce biais. Ils entreprenent de choisir les choses dignes d’estre sçeuës, et nous cachent souvent telle parole, telle action privée, qui nous instruiroit mieux : obmettent pour choses incroyables celles qu’ils n’entendent pas : et peut estre encore telle chose pour ne la sçavoir dire en bon Latin ou François. Qu’ils estalent hardiment leur eloquence et leur discours : qu’ils jugent à leur poste, mais qu’ils nous laissent aussi dequoy juger apres eux : et qu’ils n’alterent ny dispensent par leurs racourcimens et par leur choix, rien sur le corps de la matiere : ains qu’ils nous la r’envoyent pure et entiere en toutes ses dimensions.

Le plus souvent on trie pour ceste charge, et notamment en ces siecles icy, des personnes d’entre le vulgaire, pour ceste seule consideration de sçavoir bien parler : comme si nous cherchions d’y apprendre la