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ESSAI

relativement aux choses où il s’applique. Si la chose est extrêmement particulière, il se nomme talent ; s’il a plus de rapport à un certain plaisir délicat des gens du monde, il se nomme goût ; si la chose particulière est unique chez un peuple, le talent se nomme esprit, comme l’art de la guerre et l’agriculture chez les Romains, la chasse chez les sauvages, etc.


DE LA CURIOSITÉ.


Notre âme est faite pour penser, c’est-à-dire pour apercevoir : or un tel être doit avoir de la curiosité ; car, comme toutes les choses sont dans une chaîne où chaque idée en précède une et en suit une autre, on ne peut aimer à voir une chose sans désirer d’en voir une autre ; et, si nous n’avions pas ce désir pour celle-ci, nous n’aurions eu aucun plaisir à celle-là. Ainsi, quand on nous montre une partie d’un tableau, nous souhaitons de voir la partie que l’on nous cache, à proportion du plaisir que nous a fait celle que nous avons vue.

C’est donc le plaisir que nous donne un objet qui nous porte vers un autre ; c’est pour cela que l’âme cherche toujours des choses nouvelles, et ne se repose jamais.

Ainsi, on sera toujours sûr de plaire à l’âme lorsqu’on lui fera voir beaucoup de choses, ou plus qu’elle n’avait espéré d’en voir.

Par là on peut expliquer la raison pourquoi nous avons du plaisir lorsque nous voyons un jardin bien régulier, et que nous en avons encore lorsque nous voyons un lieu brut et champêtre : c’est la même cause qui produit ces effets. Comme nous aimons à voir un grand nombre d’objets, nous voudrions étendre notre vue, être en plusieurs lieux, parcourir plus d’espace ; enfin notre âme fuit les