Page:Montesquieu - Lettres persanes II, 1873.djvu/131

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Tu me diras que de certains prestiges ont fait gagner une bataille : et, moi, je te dirai qu’il faut que tu t’aveugles, pour ne pas trouver dans la situation du terrain, dans le nombre ou dans le courage des soldats, dans l’expérience des capitaines, des causes suffisantes pour produire cet effet dont tu veux ignorer la cause.

je te passe pour un moment qu’il y ait des prestiges : passe-moi à mon tour, pour un moment, qu’il n’y en ait point ; car cela n’est pas impossible. Cette concession que tu me fais n’empêche pas que deux armées ne puissent se battre : veux-tu que, dans ce cas-là, aucune des deux ne puisse remporter la victoire ?

Crois-tu que leur sort restera incertain jusques à ce qu’une puissance invisible vienne le déterminer ? que tous les coups seront perdus, toute la prudence vaine, et tout le courage inutile ?

Penses-tu que la mort, dans ces occasions, rendue présente de mille manières, ne puisse pas produire dans les esprits ces terreurs paniques que tu as tant de peine à expliquer ? Veux-tu que, dans une armée de cent mille hommes, il ne puisse pas y avoir un seul homme timide ? Crois-tu que le découragement de celui-ci ne puisse pas produire le découragement d’un autre ? que le second, qui quitte un troisième, ne lui fasse pas bientôt abandonner un quatrième ? Il n’en faut pas davantage pour que le désespoir de vaincre saisisse soudain toute une armée et la saisisse d’autant plus facilement qu’elle se trouve plus nombreuse.

Tout le monde sait, et tout le monde sent, que les hommes, comme toutes les créatures qui tendent à conserver leur être, aiment passionnément