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Page:Moran - Pourquoi le mort jouait-il du piano, 1944.djvu/30

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ma petite… On ne se paie pas éternellement la tête de Delbarre… J’ai été patient. Maintenant, à toi de raconter…

— Mais vous êtes fou ! bredouillai-je, éperdue de terreur. C’est odieux ! Je suis innocente, vous le savez bien…

— Je l’ai cru, en effet, au début. Peut-être même le croirais-je encore si tu ne t’étais vendue toi-même dans cet article, comment aurais-tu imaginé qu’il pouvait porter des moustaches « swing » ? Qu’il était trafiquant de drogues, de femmes…

— Simple suggestion, je vous assure… Je ne connais nullement cet individu. Je ne l’ai jamais vu.

— Et celui-là non plus ? s’écria-t-il en tirant de sa poche une photographie qu’il me mit sous les yeux.

Je regardai emplie d’horreur. C’était lui… lui, le pianiste mystérieux ; mais dont la lèvre s’ornait précisément de cette moustache noire… de cette moustache noire avec laquelle je le revoyais à Casablanca, le soir où, dans une folle imprudence, je m’étais confiée à lui.

Il y avait un peu plus d’un an de cela… J’avais été envoyée par le journal pour effectuer un reportage.

Entre camarades, nous avions un peu trop abusé de la bonne chère et des vins capiteux. Je n’avais plus toute ma lucidité. Nous fûmes, en bande joyeuse, visiter quelques boîtes de la ville. C’est là que je fis sa connaissance… Ne sachant plus ce que je faisais, je l’écoutai. Il finit de me griser. J’étais inconsciente… Le lendemain, j’eus horreur de moi… mais il était trop tard…

Pourquoi chercha-t-il ensuite à me revoir ? Je l’ignore… Il m’écrivit plusieurs fois, mais sans que jamais je répondisse. Cet homme était devenu pour moi un danger constant… Une obsession. Je suis fiancée… Paul est officier de marine… En ce moment, il navigue et nous devons nous marier à son retour, dans trois mois…

Il y a quelques jours, sortant du journal, je me trouvai face à face avec cet homme exécré… J’en éprouvai une frayeur telle que je poussai un cri. Sans doute eut-il peur d’un esclandre car il disparut aussitôt. À dater de ce moment, mon existence devint une perpétuelle angoisse, un calvaire… Pourtant, ne le revoyant plus, je pensai qu’il avait heureusement disparu…

Le soir du crime, à l’instant où j’ouvrais ma porte, je crus défaillir… Il était là, dans l’entrebâillement… Je voulus refermer ; mais il s’interposa avec force, entra malgré ma résistance…

Une peur atroce m’envahit. Je me réfugiai dans mon studio. Il m’y suivit en ricanant.

— Que me voulez-vous ? dis-je enfin. De l’argent ? Combien ? Dites… mais disparaissez…

— De l’argent ! répondit-il… Je n’en ai pas besoin de ton argent… J’en ai plus que toi… C’est toi que je veux… Depuis que je t’ai eue là-bas, je ne pense qu’à toi… Il faut que tu me suives, je suis venu pour cela…

— Vous êtes fou, m’écriai-je… Partez, sinon j’appelle la police…

— Prends garde, ajouta-t-il menaçant, en me saisissant par le bras… Tu ne connais pas Rodriguez… Quand il a dit « Je veux »