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Page:Mummery - Mes escalades dans les Alpes.djvu/144

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L’AIGUILLE DES CHARMOZ

dont se compose une vue de sommet. Les longues heures d’effort qui ont tendu les muscles à leur extrême limite, et la sauvage excitation d’une victoire à demi gagnée mais encore douteuse, se changent en un instant en un sentiment d’aise et de sécurité, si parfait que seul le grimpeur, étendu dans quelque recoin chauffé par le soleil et abrité du vent, peut trouver l’oubli total qui berce et endort jusqu’au moindre soupçon de peine ou de souci, et apprendre que, si le bonheur évite souvent la poursuite, il peut parfois néanmoins être surpris endormi sur les étranges rochers des aiguilles de granité. À de pareils moments, se fatiguer le cerveau en cherchant à reconnaître les sommets éloignés, à corriger ses notions topographiques, ou encore à poursuivre un but scientifique quelconque, semble un sacrilège de la pire espèce. Pour moi le vrai culte me paraît être de s’étendre au soleil, les yeux mi-clos, et de laisser la nature,

Comme une délicate et douce mélodie
Qui s’insinue en nous sans que nous l’écoutions,

nous envelopper d’un délicieux repos, jusqu’à ce que, avec le poème des Mangeurs de Lotus, nous nous soyons écriés :

Prêtons donc le serment…
De vivre sur les monts, reposés et couchés,
En cénacle de dieux, loin de l’humanité.

Mais Burgener ne partageait pas tout à fait ces vues, et, à 12 h. 30 soir, il insista pour que nous lissions un rappel de corde en vue de gagner l’arête en dessous du sommet. Tout alla bien jusqu’au couloir de glace. La, Burgener essaya de fixer un de nos coins de bois ; mais, quoi qu’il fit, le coin persista à ne pas remplir son devoir, s’échappant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, en sorte que la corde glissait toujours par dessus la tête du coin. Nous nous