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Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Œuvres posthumes.djvu/285

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le laisse-t-il si imparfait ? Je ne puis souffrir ce mélange de bonheur et de tristesse, cet amalgame de fange et de ciel. — Où est l’harmonie, s’il manque des touches à l’instrument ? Je suis sou, las, assommé de mes propres pensées ; il ne me reste plus qu’une ressource, c’est de les écrire. — Mais je partirai peut-être dans quelques jours. Où irai-je ? je n’en sais rien. — Si je retourne au Mans, je m’en vais trouver tout le monde dans la tristesse ; ma grand’mère morte, toute la famille en pleurs, maman, mon oncle (Desherbiers) ; et, au milieu de tout cela, mon grand-père demandant à chaque instant : « Où est ma femme ? » et ajoutant : « J’espère qu’elle n’est pas indisposée[1]. »

À propos, j’ai obtenu, à ce qu’il paraît, chez M. Caron, les honneurs du triomphe[2] ! Heureux, trois fois heureux celui qu’une pareille jouissance pourrait occuper un moment ! Pourquoi la nature m’a-t-elle donné la soif d’un idéal qui ne se réalisera pas ? — Non, mon ami, je ne peux pas le croire ; j’ai cet orgueil : ni toi ni moi ne sommes destinés à ne faire que des avocats estimables ou des avoués intelligents. J’ai au fond de l’âme

  1. Le grand-père Guyot-Desherbiers, alors âgé de quatre-vingt-deux ans, ne survécut que six mois à sa femme, dont on réussit à lui faire ignorer la mort jusqu’à son dernier jour.
  2. Alfred de Musset avait été pendant trois ans en demi-pension chez M. Caron, chef d’une petite institution située rue Cassette. Bien qu’il ne fût plus au nombre des élèves lorsqu’il obtint son prix de dissertation latine au concours général, l’institution Caron ne laissa pas de célébrer sa victoire.