Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Nouvelles et Contes II.djvu/13

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suites d’une petite affaire qui ne pouvait manquer de lui rapporter quelques milliers de louis ; il daignait en sourire tout seul, lorsqu’on lui annonça Croisilles, qui entra d’un air humble mais résolu, et dans tout le désordre qu’on peut supposer d’un homme qui a grande envie de se noyer. M. Godeau fut un peu surpris de cette visite inattendue ; il crut que sa fille avait fait quelque emplette ; il fut confirmé dans cette pensée en la voyant paraître presque en même temps que le jeune homme. Il fit signe à Croisilles, non pas de s’asseoir, mais de parler. La demoiselle prit place sur un sofa, et Croisilles, resté debout, s’exprima à peu près en ces termes :

— Monsieur, mon père vient de faire faillite. La banqueroute d’un associé l’a forcé à suspendre ses payements, et, ne pouvant assister à sa propre honte, il s’est enfui en Amérique, après avoir donné à ses créanciers jusqu’à son dernier sou. J’étais absent lorsque cela s’est passé ; j’arrive, et il y a deux heures que je sais cet événement. Je suis absolument sans ressources et déterminé à mourir. Il est très probable qu’en sortant de chez vous je vais me jeter à l’eau. Je l’aurais déjà fait, selon toute apparence, si le hasard ne m’avait fait rencontrer mademoiselle votre fille tout à l’heure. Je l’aime, monsieur, du plus profond de mon cœur ; il y a deux ans que je suis amoureux d’elle, et je me suis tu jusqu’ici à cause du respect que je lui dois ; mais aujourd’hui, en vous le déclarant, je remplis un devoir