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494 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

se fait vin jeu de tout ce que nous sentons, disaient-ils, or les temps ne sont plus où il pouvait être permis de jouer. Ils déci- dèrent de se révolter. Mais comment se débarrasser de leur compagnon devenu leur maître ? Il n'y a que l'extase et la folie qui puissent nous libérer de lui, et nous rendre à nous-mêmes, annoncèrent-ils. Mais esquissant le geste approprié aux cir- constances nouvelles et se tournant par une ancienne habitude vers le miroir, c'était le fou de Shakespeare ou quelque autre personnage tantôt tragique, tantôt comique qu'ils y voyaient apparaître. — Il est pourtant fort ridicule de ne pas pouvoir verser de larmes, sans se voir pleurer dans un miroir, se dirent-ils alors, et pour être devenus fous, de ne savoir l'être qu'à la manière des autres ! — J'en suis fort fâché pour vous, répon- dit l'homme miroir, mais cet air de morne abattement que je vous vois prendre en ce moment ne vous rappelle-t-il donc rien ? N'est-ce pas encore une fois de moi, qui vous ai conservé tous lés gestes du passé, que vous le tenez ? Regardez-vous bien dans ce miroir, et dites-moi si ce n'est pas vrai. L'homme miroir devenait méchant ; il semblait prendre plaisir à tourmenter le poète. Ce n'était plus le fidèle et érudit compagnon d'autre- fois, c'était un Méphisto d'un genre norrveaUy obséquieux à la fois et narquois.

Etre soi-même, renaître dans un monde que jamais regard d'homme n'ait effleuré, pouvoir être le premier homme, et le premier poète dans un univers qui vient de sortir du néant, n'est-ce pas leur rêve à tous ?

Chacun de ceux qui se sont suivis à travers les siècles, nous a enlevé quelque chose de ce monde, en le transformant à sa manière, et ainsi s'est formé ce vaste univers littéraire dans lequel nous autres, venus trop tard, nous nous voyons con- damnés à vivre. L'homme miroir y domine en despote. Il est devenu riche de toutes les richesses du passé à mesure que nous devenions pauvres. Nous ne voulons plus de maître, allons à la conquête d'un monde qui soit à nous. Ecrasons l'infâme. L'homme miroir c'est l'ennemi!

Ont-ils raison, ont-ils tort ? Ils accusent l'homme miroir d'a- voir faussé l'inspiration du poète. Quand nous chantons, est-ce bien encore notre voix que nous entendons, et nos rêves sont-ils encore à nous ? Que faisons-nous autre chose en composant nos

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