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Page:NRF 19.djvu/370

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3 68 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Qui n'a suivi d'un regard à la fois terne et retenu la graduelle usure d'un tapis — non d'un de ces Caucases dont l'appâlis- sement subtilise encore le charme, — mais d'une modeste carpette dont on se dit qu'elle a f fait son temps » ? Pareille usure des sentiments, voilà le thème sous-jacent de Fiançailles. Elevés ensemble, Jean-Pierre Rosset et Denise Langin ne pos- sèdent pour ainsi dire pas de souvenirs qui ne leur soient communs ; à Jean-Pierre « garçon grandi trop vite et sans aucune précocité », il faut les confidences d'un camarade qu'il admire et s'est proposé comme modèle pour qu'il prenne « au sérieux des sentiments jusqu'alors incompréhensibles » ; Denise au con- traire, précoce, curieuse, — que nous verrons sans cesse entre- tenir des « désirs sournois », et chez qui le goût du secret forme une des pièces maîtresses d'une nature exigeante et limitée, — est on ne peut mieux prête à écouter et à com- prendre ; et dès qu'un incident minime les pousse l'un vers l'autre, l'instinct a beau jeu à leur faire confondre besoin et choix. Leurs fiançailles secrètes s'accompagnent des habituels serments, et seule la pression des circonstances les amène à en aviser les deux sœurs aînées de Denise avec lesquelles ils vivent. (Les portraits des deux sœurs non mariées, Anna et Gabrielle, tenus dans les proportions réduites que commandait l'éco- nomie de l'œuvre, en ce livre d'une justesse si égale constituent une réussite mineure accomplie ; il n'est rien d'essentiel qu'à leur sujet nous ne sachions). Les fiancés sont pauvres et devront attendre bien des années avant de pouvoir se marier. Le travail retient Jean-Pierre loin de Denise pour qui rien cependant n'existe que ce qui est présent.

Quand il était là, Jean-Pierre lui inspirait un tel plaisir de vivre, — contentement de la chair et de l'âme, désir borné à l'immédiat, au tangible. Il la prenait dans ses bras, elle riait d'être si vite exaucée, si facilement. L'approche, le contact de Jean-Pierre faisait courir son jeune sang. En appuyant ses lèvres sur les siennes, il lui faisait com- prendre qu'elle aussi était réelle. Mais il fallait qu'il fût là.

Elle se détache de Jean-Pierre qu'elle n'a plus sous la main et s'éprend du nouveau locataire de la maison, le professeur Abel Prudon, parce que celui-ci offre l'avantage d'être là, et cet autre avantage, pour elle plus séduisant encore, qui réside dans « le mystère d'un passé qu'elle ne connaît pas ». Chez

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