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Page:NRF 19.djvu/39

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je me soulevai sur la pointe des pieds et regardai à travers une fente qu’il y avait dans le haut de la porte. Dans l’instant même où je me dressais ainsi sur la pointe des pieds, je me souvins que lorsque j’étais assis près de la fenêtre et regardais la petite araignée rouge, pendant cet oubli d’un instant, je me représentais en réalité que je me dresserai sur la pointe des pieds, que je regarderai à travers la fente comme je le faisais maintenant. Je cite ce détail parce que je veux absolument démontrer à quel point j’étais en possession de mes facultés, et que, par conséquent, je ne suis nullement fou et dois répondre de mes actes. Je regardai longtemps par la fente, car il faisait sombre dans ce réduit ; pas complètement cependant ; si bien qu’enfin je distinguai ce qu’il fallait... Je me dis alors que je pouvais partir et je descendis l’escalier. Je ne rencontrai personne ; personne donc dans la suite ne put déposer contre moi. Trois heures plus tard, chez moi, nous jouions tous aux cartes, en manches de chemise, en buvant du thé. Lébiadkine lisait des vers, racontait toutes sortes d’histoires et, comme par un fait exprès, des choses très drôles, au lieu des bêtises, dont il nous abreuvait d’habitude. Kirilov était là aussi. Personne ne buvait, bien qu’il y eût une bouteille de rhum sur la table ; seul Lébiadkine lui fit honneur. Prokhor Malov observa : « Quand Nicolaï Vsièvolodovitch est content et de bonne humeur, nous sommes tous gais, dans notre bande, et parlons bien ». Je remarquai cette phrase ; c’est donc que j’étais gai, content, de bonne humeur et disais des choses amusantes. Mais je me souviens que je savais parfaitement que ma joie d’être délivré reposait sur une lâcheté infâme et que plus jamais je ne pourrais me sentir noble, ni sur terre, ni dans une autre vie, jamais. Autre chose encore : je réalisais en cet instant le proverbe juif : « Ce qui est à nous est mauvais mais n’a pas d’odeur. » J’avais bien conscience d’être un misérable, mais je n’en avais pas honte, et dans l’ensemble, j’en souffrais peu. C’est à ce moment, tandis que je buvais du thé