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Page:Nansen - À travers le Grönland, trad Rabot, 1893.djvu/101

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D’ISLANDE À LA CÔTE ORIENTALE DU GRÖNLAND. — ESPOIR DÉÇU.

moins elle produit une impression profonde. Mais examinez de près les glaçons, vous verrez combien leurs formes sont variées et leurs couleurs différentes ; ils présentent toutes les teintes intermédiaires entre le bleu et le vert. L’ensemble du tableau est simple, et l’effet résulte du contraste des principaux éléments du paysage. Vous voyez une immense plaine de glace réverbérant sur le ciel une lueur blanche, à côté la sombre nappe de la mer, souvent noire comme de l’encre, et au-dessus de cette uniformité, un ciel divers en ses aspects, tantôt d’un bleu laiteux par les belles journées, tantôt embrumé d’épaisses nuées grises, ou bien encore illuminé par les teintes empourprées de l’aurore ou du crépuscule des nuits de l’été polaire. Puis, durant la longue nuit d’hiver, au-dessus de l’étendue blanche de la banquise, triste comme la mort, à travers le scintillement des étoiles, plus vif ici qu’ailleurs, l’aurore boréale promène ses banderoles lumineuses, ou c’est encore la lune qui blanchit cette nature blanche. Dans les régions arctiques, les lignes du paysage ne sont guère variées, le ciel seul donne au tableau sa couleur et son expression.

Non, jamais je n’oublierai ma première impression à la vue de la banquise. C’était par une sombre nuit de mars 1882, à bord d’un navire norvégien qui allait chasser le phoque autour de Jan Mayen. Tout à coup la vigie signale la glace à l’avant : immédiatement je quitte la cabine et grimpe sur le pont. Là-haut, tout est noir, impossible de distinguer quelque chose. Tout à coup une masse lumineuse émerge de l’obscurité, elle grandit et blanchit, elle est toute blanche au-dessus de l’eau noire. Après cela, il en arrive d’autres dont l’apparition est signalée par un bruit extraordinaire, puis elles disparaissent derrière nous. Au nord s’élève vers le zénith une lumière étrange, très vive au ras de l’horizon ; du même côté on entend un bruit analogue à celui du ressac. Ce roulement sourd s’entend souvent à grande distance.

À mesure que nous avançons, le bruit augmente et les drifis deviennent plus nombreux. Le navire rencontre des plaques de glace, et les culbute d’un coup de sa solide étrave. Quelquefois le choc, très violent, secoue le navire tout entier : les hommes sur le pont tombent. Nous sommes sur un océan étrange, au milieu d’une