Aller au contenu

Page:Nansen - À travers le Grönland, trad Rabot, 1893.djvu/151

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
141
toujours en dérive.

prenons alors la résolution de haler les canots et les traîneaux. La plus grande partie de nos bagages sont placés sur les traîneaux, tout prêts à être chargés dans les embarcations lorsque nous arriverons à l’eau libre. Juste au moment où nous allons nous mettre en marche, la glace s’ouvre. Nous naviguons quelque temps ; plus loin il devient nécessaire de haler les embarcations. La banquise est accidentée et par suite la marche lente, mais cela vaut mieux que de rester en place. Nous approchons de la portion de la côte au nord d’Igdloluarsuk. Déjà dans notre espoir d’atterrir bientôt nous dissertons sur la durée probable du voyage de ce point à Pikiudtlek, où doit commencer l’escalade de l’islandsis. Dans la journée nous apercevons un corbeau et un vol de stercoraires. La vue de ces oiseaux nous tire de notre isolement.

« Dans la journée, comme la banquise devient d’un parcours difficile et que le soleil est chaud, nous faisons halte et dressons la lente pour le dîner. Le repas n’est ni long ni difficile à préparer. Du gigot de poney je découpe un morceau suffisant pour six hommes, puis le divise en tranches, sur le plat d’une rame, mets la viande dans une gamelle de notre appareil de cuisson, ajoute un peu de sel, verse ensuite le contenu de plusieurs boîtes de légumes, remue le tout et maintenant à table, le dîner est prêt. Pendant que je me livrais à cette importante besogne, Balto observait mes mouvements, toujours prêt à donner un coup de main ; il avait faim, me dit-il, et se réjouissait de faire un bon repas. Comme tous les Lapons et comme du reste tous les gens ignorants, notre compagnon avait une aversion profonde pour la viande de cheval ; néanmoins, lorsqu’il me vit verser les légumes, il déclara que le plat lui semblait très appétissant.

« Quand tout fut prêt, j’apportai la gamelle devant mes camarades assis sous la lente et les engageai à se mettre à table. Non, jamais je n’oublierai la figure de Balto à ce moment-là. Lorsqu’il vil que la viande n’était pas cuite, sa physionomie témoigna d’abord le plus profond étonnement, puis un dédain insolent. Il apprit alors à Ravna ce qu’il en retournait, et celui-ci, qui jusque-là n’avait pas paru prendre intérêt à la chose, me tourna le dos avec un air de profond mépris.