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Page:Nansen - À travers le Grönland, trad Rabot, 1893.djvu/231

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navigation au milieu des isbergs.

le préparer, et qu’enfin, à mon avis, ce n’était point une boisson aussi saine et fortifiante qu’il le pensait. D’autre part, qu’arriverait-il si chaque jour on faisait bombance ? Les vivres nous manqueraient alors au beau milieu du Grönland, et à ce moment il serait trop tard pour regretter de pareilles prodigalités ; aujourd’hui nous devions donc partager fraternellement les provisions et les économiser. « Enfin, lui dis-je, dans une entreprise comme la nôtre il faut qu’il y ait un chef ; qu’arriverait-il si chacun agissait à sa guise ? » Mais Balto ne voulait rien entendre, et plus que jamais il regrettait d’être parti avec des « hommes aussi peu compatissants et aussi durs pour le pauvre monde ». Avec les Lapons, de pareils démêlés sont fréquents. Habitués à ne jamais sentir aucune autorité, à faire ce que bon leur semble, à travailler quand cela leur plaît, ils se plaignent dès qu’ils sont soumis à une règle.

En dépit du bon caractère de Balto, son esprit d’indépendance lui revenait de temps à autre par bouffées ; mais avec le temps ces manifestations de mauvaise humeur disparurent peu à peu.

Au début du voyage il n’était pas en effet souvent agréable de n’avoir qu’une modique ration après avoir peiné toute la journée. Nos estomacs, habitués à une nourriture abondante, se contentaient difficilement d’une alimentation réduite ; peu à peu ils s’y accoutumèrent cependant. « Nous savions, disait Kristiansen, que notre ration était suffisante, et cette pensée nous soutenait. » Après le retour de l’expédition, ce brave garçon répondit à quelqu’un qui lui demandait s’il avait toujours eu suffisamment à manger pendant le voyage : « Ma foi non, jamais je n’ai été rassasié. — Alors cela ne devait pas être très agréable, répliqua son interlocuteur. — Oui, au début, répondit Kristiansen, quand nous n’étions pas encore habitués à ce genre d’existence ; mais lorsque Nansen nous eut prouvé que les rations étaient suffisantes, cela nous soutint. »

La côte devient moins escarpée, et les montagnes présentent des formes plus arrondies. Nous avons enfin atteint une région où nous pourrions attaquer le glacier ; si la glace nous empêchait d’avancer plus loin vers le nord, il nous serait possible de prendre pied ici sur l’inlandsis. La mer est libre et notre marche rapide. Comme la veille, nous avons ce soir-là le spectacle d’une magnifique aurore