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Page:Neulliès - Tante Gertrude, 1919.djvu/128

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TANTE GERTRUDE

trop tard… mon cœur ne m’appartient plus ! Et — vous l’avez dit, monsieur Jean, avant tout il faut aimer celui dont on porte le nom… Je préfère vivre pauvre et travailler que d’accepter la fortune de M. Le Saunier, dont je ne puis partager l’affection… Tout à l’heure, ma tante m’a mis le marché en main : ce mariage ou mon départ. Je partirai… Mais je n’ai aucune ressource, il me faudra chercher une situation quelconque… Monsieur Jean, c’est ce que je suis venue vous demander… si vous voulez bien m’aider. Je ne suis guère savante, mais je pourrais me placer demoiselle de compagnie, ou auprès d’enfants… Oh ! j’aime tant les petits enfants ! Je les soignerais si bien !…

Et ses grands yeux bleus brillaient soudain d’un éclat lumineux à travers les larmes qui les obscurcissaient.

Jean Bernard était devenu d’une pâleur livide… Il parla, mais sa voix était si changée qu’on avait peine à la reconnaître.

— N’avez-vous pas d’amis, quelqu’un ayant une certaine influence… à qui vous puissiez vous adresser ?… qui vous aide dans des circonstances aussi pénibles ?

— Non, je n’ai personne… C’est pourquoi je suis venue à vous, monsieur Jean, vous êtes mon seul ami.

Le régisseur s’appuya avec une telle force sur le bras de son fauteuil que le meuble fit entendre un sourd craquement.

— Mais… cet homme dont vous parliez tout à l’heure… celui à qui vous avez donné votre cœur ?

La voix s’éteignit… la tête du jeune homme se courba plus fort, tandis qu’il attendait, haletant, une réponse.

S’il avait pu voir l’expression de tendresse des yeux bleus qui s’étaient soudain levés vers lui, il eût tressailli jusqu’au fond de l’âme.

— Celui à qui j’ai donné mon cœur n’en saura sans doute jamais rien… Je l’aime tout bas… non pas que je ne sois fière de l’aimer… Mais il est lui-même pauvre et accablé de charges… mon amour ne serait pour lui qu’un fardeau de plus. Oh ! si j’étais riche, ce serait bien différent alors…