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Page:Nichault Les Malheurs d un amant heureux.djvu/61

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qui, s’apercevant qu’il y avait du mystère dans la contradiction de ce fait, ne répliqua rien.

Le soir du même jour, une petite espièglerie me rendit toute la confiance de mon maître. J’avais la clef de sa bibliothèque et la permission d’y prendre les ouvrages qui me plairaient. Cette faveur était un hommage rendu à mon éducation et à mon goût pour la lecture, qui remplissait presqu’à lui seul tous mes moments de loisir. Mon maître avait, ainsi que moi, l’habitude de lire chaque soir avant de se coucher ; et, comme il m’était défendu de toucher au livre qu’il posait sur sa table, il avait coutume de le prendre sans le regarder, bien sûr de trouver le signet au même endroit où il l’avait laissé. Il me vint à l’idée, ce jour-là, de changer ce livre. C’en était un de la correspondance de Voltaire, j’y substituai le premier volume de la Nouvelle Héloïse, en mettant le signet à cette lettre qui commence par ces mots : Ô mourons, ma douce amie ! À peine Gustave eut-il jeté les yeux dessus, qu’il s’écria : Oh ! ciel ! par quel hasard ?… Puis, m’apercevant dans un coin de la chambre où je souriais malgré moi de son exclamation, il se mit à rire aussi, et dit :

— En vérité M. Victor a une érudition bien perfide.

— Monsieur me pardonnera cet excès de zèle, répliquai-je d’un air humble ; la confiance dont il m’a honoré jusqu’à ce jour m’autorisait bien à lui préparer cette petite lecture de circonstance.

— Soit, dit Gustave, en fermant le livre ; puisque tu devines mieux que je ne puis feindre, tu sauras tout ; mais songe, que la confidence te rend responsable du secret.

— Je n’en avais pas besoin pour le garder, monsieur en était certain d’avance.

— Il est vrai, répliqua-t-il, car je te crois capable de tout ce qui est bien.

Ce mot me valut une très-bonne nuit : je m’appliquais ces vers d’Horace :

Incorrupta fides, nudaque veritas,
Quando ullum invenient parem.