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Page:Nietzsche - Aurore.djvu/46

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AURORE

Il existe, par exemple, une prescription qui exige certains bains à prendre à des moments déterminés : on ne se baigne pas pour des raisons de propreté, mais parce que cela est prescrit. On n’apprend pas à fuir les véritables conséquences de la malpropreté, mais le prétendu déplaisir qu’éprouverait la divinité à vous voir négliger un bain. Sous la pression d’une crainte superstitieuse on soupçonne que ces lavages du corps malpropre ont plus d’importance qu’ils en ont l’air, on y introduit des significations de seconde et de troisième main, on se gâte la joie et le sens de la réalité, et l’on finit par n’attacher d’importance à ces lavages qu’en tant qu’ils peuvent être un symbole. De telle sorte que, sous l’empire de la moralité des mœurs, l’homme méprise premièrement les causes, en second lieu les conséquences, en troisième lieu la réalité, et il relie tous ses sentiments élevés (de vénération, de noblesse, de fierté, de reconnaissance, d’amour) à un monde imaginaire : qu’il appelle un monde supérieur. Et, aujourd’hui encore, nous en voyons les conséquences : dès que les sentiments d’un homme s’élèvent d’une façon ou d’une autre, ce monde imaginaire est en jeu. C’est triste à dire, mais provisoirement tous les sentiments élevés doivent être suspects pour l’homme de science, tant il s’y mêle d’illusions et d’extravagances. Non que ces sentiments dussent être suspects en soi et pour toujours, mais, de toutes les épurations graduelles qui attendent l’humanité, l’épuration des sentiments élevés sera une des plus lentes.