Aller au contenu

Page:Nietzsche - Par delà le bien et le mal.djvu/196

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
196
PAR DELÀ LE BIEN ET LE MAL

grenadiers à haute taille, et qui étant roi de Prusse donna l’existence à un génie militaire et sceptique, devenu précisément aujourd’hui le type vainqueur et dominant de l’Allemand — ce père bizarre et fou de Frédéric le Grand, avait en un point le coup d’œil et la griffe heureuse du génie. Il savait ce qui manquait alors en Allemagne, il connaissait cette pénurie cent fois plus inquiétante et plus pressante que le manque de culture et d’usages du monde par exemple, — son antipathie contre le jeune Frédéric avait sa source dans l’angoisse d’un instinct profond. Les hommes manquaient et il soupçonnait avec un chagrin amer que son propre fils n’était pas assez homme. En cela il se trompait ; mais qui à sa place ne se serait pas trompé ? Il voyait en son fils une proie de l’athéisme, de l’esprit, de la légèreté épicurienne et spirituelle des Français, il soupçonnait à l’arrière-plan la grande sangsue, l’araignée scepticisme ; il pressentait la misère incurable d’un cœur qui n’est plus assez dur, ni pour le mal ni pour le bien, d’une volonté brisée, qui ne commande plus et ne peut plus commander. Cependant croissait en son fils cette nouvelle espèce plus dangereuse et plus dure de scepticisme — qui sait ? combien favorisée par la haine du père et par la mélancolie glaciale d’une volonté réduite à la solitude — le scepticisme de l’audacieuse virilité, proche parent du génie de la guerre et de la conquête, qui fit sa première irruption en Allemagne