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PAR DELÀ LE BIEN ET LE MAL

la situation qu’il occupe. Le regard de l’esclave est défavorable aux vertus des puissants. L’esclave est sceptique et défiant à l’égard de toutes les « bonnes choses » que les autres vénèrent, il voudrait se convaincre que, même chez les autres, le bonheur n’est pas véritable. Par contre, il présente en pleine lumière les qualités qui servent à adoucir l’existence de ceux qui souffrent. Ici nous voyons rendre honneur à la compassion, à la main complaisante et secourable, vénérer le cœur chaud, la patience, l’application, l’humilité, l’amabilité, car ce sont là les qualités les plus utiles, ce sont presque les seuls moyens pour alléger le poids de l’existence. La morale des esclaves est essentiellement une morale utilitaire. Nous voici au véritable foyer d’origine de la fameuse antithèse « bien » et « mal ». Dans le concept « mal » on fait entrer tout ce qui est puissant et dangereux, tout ce qui possède un caractère redoutable, subtil et puissant, et n’éveille aucune idée de mépris. D’après la morale des esclaves, l’« homme méchant » inspire donc la crainte ; d’après la morale des maîtres, c’est l’« homme bon » qui inspire la crainte et veut l’inspirer, tandis que l’« homme mauvais » est l’homme méprisable. L’antithèse arrive à son comble lorsque, par une conséquence de la morale d’esclave, une nuance de dédain (peut-être très léger et bienveillant) finit par être attachée même aux « hommes bons » de cette morale. Car l’homme bon, d’après la manière de