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Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/119

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Il arriva un jour, après bien des jours, et si cela étoit à recommencer je les compterois — il arriva, je ne sais comment vous le dire, que sa main s’étoit unie à la mienne avec une étreinte plus vive, que nos doigts entrelacés s’humectèrent d’une sueur plus tiède, que son cœur palpitoit ici à remuer mon sarrau, et que ma bouche, à force d’errer, retrouva de longs cils de soie sous son bandeau vert.

— Grand Dieu ! m’écriai-je, est-ce une erreur de ma mémoire ? Non, non ! je me souviens que, lorsque j’étois tout enfant, j’ai vu flotter des lumières sur les cils de mes yeux, qu’ils portoient des rayons, des feux arrondis, des taches errantes, des couleurs, et que c’étoit par là que le jour se glissoit avec mille étincelles aiguës pour venir m’éveiller dans mon berceau… Hélas ! si tu allois me voir !

— Je t’ai vu, me dit-elle en riant, et à quoi m’auroit servi de voir si je ne t’avois pas vu ? Orgueilleux ! qui prescris des limites à la curiosité d’une femme dont les yeux viennent de s’ouvrir au jour !

— Cela n’est pas possible, Eulalie… — Vous m’aviez juré !…

— Je n’ai rien juré, mon ami, et quand tu m’as demandé ce serment, je t’avois déjà vu. Du plus loin que l’esplanade permit à Julie de te découvrir… Le vois-tu ? lui disois-je. — Oui, mademoiselle ; il a l’air bien triste. — Je compris cela ; je venois si tard ! Zeste, le ruban n’y étoit plus. On m’avoit dit que cela m’exposeroit à perdre la vue pour toujours, mais après t’avoir vu, je n’avois plus besoin de voir. Je ne remis mon bandeau vert qu’en m’asseyant auprès de toi.

— Tu m’avois vu, et tu continuas à venir. Cela est bien. Qui avois-tu vu d’abord ?

— M. Maunoir, mon père, Julie, — et puis ce monde immense, les arbres, les montagnes, le ciel, le soleil, la création dont j’étois le centre, et qui sembloit de toutes