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Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/125

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Dieu ! que cet hiver fut long ! Janvier, février, mars, avril, des siècles de désastres et de tempêtes ! et au mois de mai les avalanches qui tomboient partout, excepté sur moi !

Quand deux ou trois rayons du soleil eurent adouci l’air et égayé la contrée, je me fis conduire sur la route des Bossons, à la rencontre des muletiers ; mais ils ne venoient pas encore. Je supposai que l’Arve se débordoit, qu’une autre montagne menaçoit la vallée de Servoz, que le Nant-Noir n’avoit jamais été si large et si terrible, que le pont de Saint-Martin s’étoit rompu, que tous les rochers de Maglan couvroient les bosquets de leurs ruines suspendues depuis tant de siècles, que l’enceinte formidable de Cluse se fermoit enfin à jamais, car j’avois entendu parler de ces périls par les voyageurs et par les poètes. Cependant il arriva un muletier, il en arriva deux. Quand le troisième fut venu je n’attendis plus rien. Je pensai que toute ma destinée étoit accomplie. Huit jours après on me lut une lettre d’Eulalie ; elle avoit passé l’hiver à Genève ; elle alloit passer l’été à Milan !

Ma mère trembloit pour moi. Je ris. Je m’y étois attendu, et c’est une grande satisfaction que de savoir jusqu’à quel point on peut porter la douleur.

Maintenant, monsieur, vous connoissez toute ma vie. C’est cela. Je me suis cru aimé d’une femme, et j’ai été aimé d’un chien. Pauvre Puck !

Puck s’élança sur l’aveugle. — Ce n’est pas toi, lui dit-il, mais je t’aime puisque tu m’aimes.

— Cher enfant, m’écriai-je, il en viendra une aussi qui ne sera pas elle, et que tu aimeras parce que tu en seras aimé !

— Vous connoissez une jeune fille aveugle et incurable ? reprit Gervais.

— Pourquoi pas une femme qui te verra et qui t’aimera ?