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Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/16

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pas quand j’entendis derrière moi son père et sa mère qui le pressoient de rentrer, parce que le ciel devenoit mauvais. Il se soumettoit comme d’habitude à leurs moindres instances ; mais son retour au monde réel étoit toujours accompagné de ce débordement de paroles sans suite qui fournissoit aux manants du quartier l’objet de leur divertissement accoutumé.

Je passai outre en me demandant s’il ne seroit pas possible que Jean François eût deux âmes, l’une qui appartenoit au monde grossier où nous vivons, et l’autre qui s’épuroit dans le subtil espace où il croyoit pénétrer par la pensée. Je m’embarrassai un peu dans cette théorie, et je m’y embarrasserois encore.

J’arrivai ainsi auprès de mon père, plus préoccupé, et surtout autrement préoccupé que si la corde de mon cerf-volant s’étoit rompue dans mes mains, ou que ma paume lancée à outrance fût tombée de la rue des Cordeliers dans le jardin de M. de Grobois. Mon père m’interrogea sur mon émotion, et je ne lui ai jamais menti.

— Je croyois, dit-il, que toutes ces rêveries (car je lui avois raconté sans oublier un mot ma conversation avec Jean-François les Bas-Bleus) étoient ensevelies pour jamais avec les livres de Swedenborg et de Saint-Martin dans la fosse de mon vieil ami Cazotte ; mais il paroît que ce jeune homme, qui a passé quelques jours à Paris, s’y est imbu des mêmes folies. Au reste, il y a une certaine finesse d’observation dans les idées que son double langage t’a suggérées, et l’explication que tu t’en es faite ne demande qu’à être réduite à sa véritable expression. Les facultés de l’intelligence ne sont pas tellement indivisibles qu’une infirmité du corps et de l’esprit ne puisse les atteindre séparément. Ainsi l’altération d’esprit que le pauvre Jean-François manifeste dans les opérations les plus communes de son jugement peut bien ne s’être pas étendue aux propriétés de sa mémoire, et c’est pourquoi il répond avec justesse quand on l’interroge