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Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/249

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moi-même entre ce qu’il faut croire et ce qu’il faut nier.

Je m’appelle Despin, je suis maire de la petite ville de Gaujac, où M. le comte de Marcellus a un château. J’étois, il y a quatre mois tout au plus, aussi heureux qu’on peut l’être sur la terre. Nous avons trois cent mille francs de fortune, ma femme et moi, c’est-à-dire beaucoup plus qu’il n’en faut pour vivre dans une douce aisance, et pour faire un peu de bien autour de soi, quand on a des goûts simples et qu’on vit sans ambition. Toute la nôtre étoit de laisser, avec un nom honnête, l’agréable indépendance dont nous avions joui à un fils unique âgé de vingt-deux ans, qui récompensoit nos soins par les meilleures qualités et la plus tendre affection. La mort, nous l’a enlevé ; là finit notre bonheur. Nous avions vécu trop longtemps !

Ici de nouvelles larmes interrompirent M. Despin. Après un moment de silence il continua :

— Une pierre surmontée d’une croix, voilà tout ce qui nous reste de lui ! Par mon inconsolable douleur, monsieur, vous pouvez juger de celle d’une mère. Souvent, pendant les courts moments de sommeil que le ciel accordoit à mes yeux fatigués, ma vieille femme se déroboit de mon lit pour aller pleurer au cimetière sur la tombe de son fils. Dernièrement, par une nuit froide et humide, je m’aperçus de son absence, et je me relevai pour la chercher, ou plutôt pour la trouver, car je savois bien où elle étoit. Cependant elle ne répondit point à ma voix, et j’arrivai jusqu’à la place où avoit été creusée la fosse avant de l’apercevoir. Elle y étoit couchée, immobile, sans connoissance. Je crus un moment, hélas ! qu’elle étoit morte aussi. Le mouvement de mon départ avoit réveillé quelques domestiques qui me suivoient de loin. Les uns la rapportèrent à la maison, un autre me soutint pour y revenir. Je n’avois pas encore tout perdu : elle étoit rendue à la vie. On nous laissa.