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Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/285

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— Je connois ton histoire, mais elle n’est rien auprès de la mienne. Imagine-toi que j’ai manqué, il y a huit jours, dans une de ces ventes bâtardes et anonymes dont on n’est averti que par l’affiche de la porte, un Boccace de 1527, aussi magnifique que le tien, avec la reliure en vélin de Venise, les a pointus, des témoins partout, et pas un feuillet renouvelé.

Toutes les facultés de Théodore se concentroient dans une seule pensée : — Es-tu bien sûr au moins que les a étaient pointus ?

— Comme le fer qui arme la hallebarde d’un lancier.

— C’était donc, à n’en pas douter, la vintisettine elle-même !

— Elle-même. Nous avions ce jour-là un joli dîner, des femmes charmantes, des huîtres vertes, des gens d’esprit, du vin de Champagne. Je suis arrivé trois minutes après l’adjudication.

— Monsieur, cria Théodore furieux, quand la vintisettine est à vendre, on ne dîne pas !

Ce dernier effort épuisa le reste de vie qui l’animoit encore, et que le mouvement de cette conversation avoit soutenu comme le soufflet qui joue sur une étincelle expirante. Ses lèvres balbutièrent cependant encore : — Un tiers de ligne ! mais ce fut sa dernière parole.

Depuis le moment où nous avions renoncé à l’espoir de le conserver, on avoit roulé son lit près de sa bibliothèque, d’où nous descendions un à un chaque volume qui paraissoit appelé par ses yeux, en tenant plus longtemps exposés à sa vue ceux que nous jugions les plus propres à la flatter. Il mourut à minuit, entre un Deseuil et un Padeloup, les deux mains amoureusement pressées sur un Thouvenin.

Le lendemain nous escortâmes son convoi, à la tête d’un nombreux concours de maroquiniers éplorés, et