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Page:Otlet - Traité de documentation, 1934.djvu/91

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LE LIVRE ET LE DOCUMENT

Dans la causerie, la pensée, sans s’astreindre à un ordre logique rigoureux, peut se dérouler en agréables méandres. Dans la phrase parlée, surtout dans la phrase oratoire, il y a une facilité de compréhension provenant du ton. Rien que la hauteur du débit annonce déjà l’importance relative des diverses parties de la phrase. Ceci n’existe pas pour la phrase écrite où tout paraît « recto-tono ». D’autre part, le ton de voix est analogue à un accord : Là telle note appelle forcément les autres (do, mi, sol… do). Ici le ton suspensif annonce forcément une suite qui viendra.

Le domaine écrit se circonscrit encore d’une autre manière. On l’a précisé récemment en tentant une délimitation entre l’ethnographie et le folklore.

« En général, a-t-on dit, l’ethnographie couvre toutes les activités sociales des primitifs, et chez les civilisés elle ne s’étend qu’à ce qui correspond aux stades des règles et des institutions. C’est-à-dire à ce qui conserve par des écrits. Au contraire, le folklore couvre chez le civilisé le domaine des usages, coutumes et traditions qui se conservent par des moyens oraux. Chez les primitifs, toutes les acquisitions et organisations sociales sont conservées et transmises par la tradition orale. Par leur étude, ethnographie et folklore se confondent. Chez les civilisés on distingue : les acquisitions et organisations sociales sont conservées et transmises par des moyens écrits ou imprimés et enseignés (domaine de l’ethnographie), ou elles sont conservées et transmises par la tradition orale (domaine du folklore). »[1]

7. Les crieurs. — Les annonces et réclames qu’il importait de faire au public ont longtemps été lues à haute voix par un crieur de profession au milieu de groupes rassemblés ou peuple rassemblé à son de trompe, dans certains cas convoqué par le bruit d’une pelle à feu frappée avec une clef de fer. À partir de 1830 en France, les avis émanant de la municipalité (échenillage, corvées, tirage à la conscription) ont été annoncés au roulement de tambour. Ailleurs la sonnette est intervenue.

223.3 Historique, Évolution.

1. Le langage a une longue évolution. Tout lui est mouvement. L’évolution du langage est nécessaire en général.

Elle se poursuit simultanément dans un double sens : Segmentation des idiomes en langues spéciales et en dialectes ; développement des langues nationales et refoulement des patois.

Chez certains peuples la langue est si instable qu’il ne faut que quelques années pour ne plus la reconnaître.

La transcription phonétique des chansons populaires produit de précieux documents pour l’étude des langues.

2. Une même langue présente des variations d’après le temps, les lieux et les milieux où elle est parlée et écrite. On distingue généralement la langue aux diverses époques de son existence en langue vieille ou ancienne, en langue moyenne et en langue nouvelle ou moderne. Pour les temps modernes, on distingue aussi la langue classique, unifiée, officielle ou littéraire. On distingue enfin les divers dialectes, patois ou idiomes locaux qui sont différents d’après les régions et les temps.

3. Depuis le commencement, les langues se sont fait la guerre ; elles ont rivalisé comme les races et se sont mêlées comme les sangs. La terre a entendu plus de 2000 idiomes primitifs ou dérivés, vivants ou morts, illustrés par une littérature ou barbares.

4. Chaque peuple a eu sa langue, sa poésie et sa littérature. Ces biens ont eu le même sort que leurs possesseurs. Un peuple s’emparait-il d’une riche contrée pour y fonder un empire durable et florissant, sa langue ne tardait pas à se développer avec les connaissances, les mœurs et les institutions. Ce peuple, au contraire, vaincu par les ennemis du dehors et la corruption du dedans, s’affaissait-il sur lui-même, le langage tombait en ruine avec lui et ses riches matériaux servaient à constituer de nouveaux édifices.

5. À l’intermédiaire du livre et du document se poursuit la lutte des langues. Une langue ne s’étend que si elle est l’organe d’une civilisation douée de prestige. Ainsi la « Koiné ionienne attique » a remplacé tous les autres parlers grecs. Ainsi le latin l’a emporté sur les parlers barbares ; l’espagnol et le portugais sur ceux des peuples de l’Amérique du Sud ; l’anglais sur ceux des peuples de l’Amérique du Nord. La multiplication des « langues communes », dans l’Europe d’aujourd’hui, et cela en un temps où il y a au fond unité de civilisation matérielle et intellectuelle, est une anomalie.[2]

Le phénomène « interlingua » se poursuit ; il y a eu dans le passé des langues communes intermédiaires, il pourra en naître dans l’avenir.

6. L’antiquité civilisée a connu la prédominance du grec ; au moyen âge tout est en latin ; plus tard, la réaction s’opère : les parlers nationaux deviennent des langues littéraires ; par ex. Dante et Luther renoncent à écrire en latin pour se servir de la langue vulgaire qu’ils purifient et développent.

7. Dans la lutte des langues le latin ne perd pas ses avantages. Il continue à être employé dans l’Église catholique ; il fait l’objet des études dites d’Humanités. Le Congrès international de Botanique a encore imposé le latin comme langue obligée de diagnose. On a recherché à moderniser le latin (latin sans flexion). Récemment la grande firme allemande Siemens et Halske, après avoir installé ses hauts parleurs et appareils de radio dans la

  1. Albert Marinus : Ethnographie. Folklore et Sociologie, p. 21.
  2. Meillet, A. — La méthode comparative en linguistique historique.