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Page:Paquin, Huot, Féron, Larivière - La digue dorée, 1927.djvu/9

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LE ROMAN DES QUATRE

canot. Pendant que l’ingénieur était allé voir son embarcation le matin, Elzébert était demeuré à l’hôtel où il avait pris quelques libations et fait la partie de cartes avec des amis d’occasion. On l’avait même soulagé de 45,00 $. Vers trois heures de l’après-midi, intrigué de ne pas voir revenir son compagnon, il alla à sa rencontre. Il était étendu la face en avant dans le canot, son fusil à côté de lui. Une balle lui avait éraflé toute la figure et s’était logée dans la cervelle. L’accident était facile à reconstituer : le canot s’était éloigné du bord, et pour l’empêcher d’aller à la dérive, Germain avait empoigné le fusil qui était dans le canot pour attirer l’embarcation à lui. Il trébucha, le chien partit et… Renvoyer le corps dans la famille, il n’y fallait pas songer. Le trajet de Golden Creek à Montréal est très long, il dure plusieurs jours, près d’une semaine. Les autorités locales, après enquête, conclurent à un accident et ordonnèrent d’inhumer le corps.

Elzébert se tut à son tour. Un silence lourd de tristesse régna dans le petit salon.

Jeannette était plus pâle que d’habitude. Une vision d’horreur la glaçait. Un homme, la figure ensanglantée, était là, là devant elle ! Elle passa la main devant elle pour chasser ce cauchemar qui l’oppressait, éveillée.

Paul Durand brisa le silence.

— Voilà… nous avons cru de notre devoir de vous relater ces choses et de vous remettre ces quelques objets. Si je puis vous être utile à quelque chose, et que vous ayez besoin de moi, écrivez un mot et j’accourrai. Adressez aux soins de l’un de mes frères, qui est avocat à Québec. Il demeure sur la rue des Remparts. Il saura où me trouver.

Jeannette, pour toute réponse, serra la main de Paul. De grosses larmes roulaient dans ses yeux et descendirent bientôt le long des joues.

— Ma pauvre enfant, prenez courage ! Le temps viendra qui guérit tout. Et puis songez que c’est la vie…

On sonna à la porte.

— C’est pour ces messieurs, fit la ménagère.

— C’est notre cocher.

Comme ils allaient pour sortir, Jeannette demanda :

— Vous êtes certains que ce n’est là qu’un accident ?

— Nous en sommes positifs.

— Il n’a rencontré personne qu’il connaissait à Golden Creek ?

— Oui, un homme qu’il a croisé sur la rue. Il a salué Germain ironiquement, Germain ne lui a pas rendu son salut et a dit qu’il ne le connaissait pas et qu’il ne voulait pas le connaître.

— Ah…

— Bon courage, mademoiselle ! ajouta Paul en lui frappant amicalement sur l’épaule, et puis souvenez-vous qu’il avait deux vrais amis et qu’il vous a légué leur amitié. J’aurais fait tout pour lui… et pour vous. Soyez courageuse…

— Merci. Au revoir !

— Au revoir !

— Eh bien ! cocher, fouette ton cheval, nous sommes en retard.

Et par les rues de Montréal le carrosse roula, emportant les deux amis, qui ne parlaient pas, récapitulant en leur for intérieur les scènes diverses du drame en raccourci de tantôt.


II


Cette nouvelle officielle de la mort de son fiancé était pour Jeannette la confirmation de ses pressentiments. Depuis trois mois, elle n’avait reçu aucune lettre de lui. Elle flairait un mystère là-dessus. Elle augurait un malheur.

Vers l’époque où Germain avait été trouvé mort, elle avait reçu une missive étrange, écrite au clavigraphe, sur une simple feuille de papier jaune : « Mademoiselle, j’ai le regret de vous offrir toutes mes sympathies, à l’occasion de la mort de Germain Lafond décédé dans des circonstances tragiques. » Et c’était signé : « Un ami sincère ».

Était-ce là un avertissement, ou l’œuvre d’un loustic ?

Cette missive étrange l’avait plongée dans un trouble inexprimable. Durant des jours elle ne cessa d’être en proie aux pensées les plus lugubres. Une lettre postérieure à la mystérieuse communication avait mis fin à son anxiété. Dans cette lettre, Germain lui contait que son exil volontaire touchait à sa fin, que, dès sa mission terminée, il reviendrait à Montréal, muni d’un petit magot et assuré d’une position sédentaire lucrative. Il lui contait son amour, comme quoi il ne cessait de songer à elle jour et nuit. Mais subitement toute correspondance cessa, et Jeannette n’eut plus aucun doute sur la portée de la lettre macabre. Germain était victime d’une vengeance implacable. Par un raffinement de cruauté, l’on frappait à l’avance l’être le plus cher dans sa vie… Germain