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Page:Paquin - Œil pour œil, 1931.djvu/17

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ŒIL POUR ŒIL

mer avec ses îles d’émeraude, de rubis ou de saphir selon la dégradation de la lumière.

À quelques arpents, sont les bâtiments ; une écurie spacieuse — depuis la guerre elle n’abrite que quelques chevaux. Le chancelier avant même d’en être réquisitionné a fait cadeau de ses bêtes à l’armée, une grange au carré de pierre, des étables, les poulaillers, pigeonniers, etc., et tout autour comme des poussins près de leur mère, les maisons des domestiques et de l’intendant. Le domaine a une superficie de 1800 acres.

Quand l’auto s’engagea sur le chemin du château, Herman se pencha au dehors, pour respirer plus librement, l’air de chez lui.

Il y avait trois mois déjà, depuis son dernier congé qu’il n’avait revu ces endroits familiers témoins de ses jeux d’enfant, de ses rêveries d’adolescent.

Il se sentait léger, débarrassé de la responsabilité militaire, n’ayant pas à commander, au moins pour quelque temps en attendant son entrée dans la politique active ; n’ayant d’autres soucis que de jouir de la vie, d’aspirer l’air purifié par les sapins ; de flâner par les allées ombragées, d’admirer jusqu’à la saturation la beauté des soirs violets sur une émeraude ; de courir à cheval par les champs des matins froids, au trot d’une bête vigoureuse et jeune, et d’oublier dans la solitude de ce coin de terre adoré, toutes les fatigues et tout l’écœurement des tranchées.

Au nombre d’autos qui stationnaient devant la large porte d’entrée, il comprit qu’il y avait réunion chez lui pour fêter son retour. La comtesse avait voulu qu’il fut repris, dès son arrivée, par les obligations de la vie sociale, et que l’animation lui fasse oublier la mort du chancelier.

Il embrassa longuement sa mère, quand, avertie par un domestique que l’auto approchait, elle courut sur le seuil voulant être la première à le recevoir chez lui.

Désormais il était le maître, puisque par droit de succession il héritait les titres nobiliaires et les biens fonciers.

On l’attendait pour le dîner.

Le maître d’hôtel s’était surpassé. Il avait fait exhumer de leur poussière, les vins les plus vieux, entr’autres un vin fameux du cru 1887, qu’on ne servait que rarement et dans les grandes circonstances.

La salle à manger aux boiseries à panneaux de bois sculpté était éclairée à profusion. Les garçons de table dans leurs livrées galonnées se tenaient à leur poste droits comme des soldats dans l’attente de la revue.

Un laquais annonça que le dîner était servi.

La comtesse donna le bras à son fils et s’avança suivie bientôt des invités. Ils étaient une vingtaine en tout, quelques seigneurs du voisinage, des hauts fonctionnaires et quelques amis d’Herman.

Mme von Buelow avait indiqué elle-même la place des convives. Elle sourit malicieusement quand Herman constata que sa voisine de table serait Natalie Lowinska, petite fille du baron Lowinski, ancien ministre de la justice sous Pierre VIII.

Natalie Lowinska avait dix neuf ans, une taille élancée, de grands yeux noirs, frangés de longs cils, des yeux profonds, troublants et mystérieux de femme slave. Sa voix était pure et chantante comme une musique.

La comtesse la désirait pour bru et avait décidé qu’Herman était d’âge à convoler et que le plus tôt serait le mieux surtout à présent qu’il était l’héritier et le rejeton unique de von Buelow.

Le jeune homme ne fut pas dupe de ce manège maternel, et pour ne pas laisser croire qu’il tombait dans le piège, il feignit d’oublier cette présence à ses côtés ; mais le regard qu’il lui jeta à la dérobée suffit à l’envelopper toute, à prendre possession de son image pour la graver profondément en lui, dans le coin le plus secret de son âme.

Les divers services se succédaient