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Page:Paquin - Œil pour œil, 1931.djvu/37

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ŒIL POUR ŒIL

Borina voulait sa mort. Elle le craignait, elle le redoutait. Elle lui savait une influence considérable sur le peuple, le paysan et l’ouvrier, et ce malgré sa haute naissance.

Le souvenir de l’ancien chancelier, demeurait dans la nation, comme un culte national. Et le fils comme le père possédait des créatures innombrables.

Que personne dans la débâcle n’ait songé à s’attaquer à lui ; qu’il ait accompli le coup d’état du 8 janvier signifiait trop de chose pour la Borina. Elle doutait bien qu’il n’attendait que son heure pour à son tour, prendre en mains, les rênes du pouvoir. Aussi n’attendit-elle pas que sonnât cette heure fatale pour elle… Elle était seule, quand von Buelow fit son apparition dans ses appartements… En l’apercevant, elle se leva, hautaine, la taille dressée, la tête droite. Aucune surprise sur ses traits… une impassibilité belle et digne

— Excellence, se contenta-t-elle de dire, avec dans la voix, un quelque chose d’ironique.

— Madame, j’ai l’honneur d’être désigné par vous comme l’une des premières victimes expiatoires… C’est bien cela.

— C’est bien cela, dit-elle.

— Autrefois la crainte de la mort ne m’aurait rien fait, d’autant plus que j’ai déjà eu l’occasion de défendre ma vie. Maintenant, je ne suis plus seul. Une autre vie dépend de la mienne. Vous voyez que j’ai des raisons d’y tenir…

— Et si cela me plaît moi que vous disparaissiez…

— Faites attention que je ne vous dénonce au peuple, que vous voyiez se renouveler le sac du château d’Heinrich. Moins heureuse que votre royal amant, vous n’auriez pas pour vous défendre…

Il venait de remarquer que le regard se portait vers un meuble…

— Inutile d’appeler…

En un instant, il avait braqué sur elle le canon de son revolver.

— Bien qu’il me répugne d’assassiner une femme, je n’hésiterai pas à faire feu sur vous au premier geste… D’ailleurs je ne ferai qu’anticiper une œuvre de justice ; d’autres s’en chargeraient un jour ou l’autre… Faites venir le général Kemp immédiatement. Un appel téléphonique, un quart d’heure d’attente. Kemp à son tour faisait son apparition chez la Borina.

— Bonjour, général je tiens à vous faire la même déclaration qu’à Madame. Cent hommes du régiment des Dragons ont juré ce midi sur l’honneur de vous assassiner vous et la Borina, à la première nouvelle de mon arrestation ou au premier malheur qui m’arriverait. C’est tout ce que j’avais à vous dire. Sur le cent, il n’en faut qu’un. Il y a donc cent chances sur cent qu’à la première alerte vous sautiez. À bon entendeur salut.

Je ne suis pas encore dans la mêlée parce que j’approuve l’œuvre que vous accomplissez en chassant les ennemis du dehors et en déjouant leurs plans. Ne me forcez pas à y entrer avant l’heure.

Herman fut exact. Son absence avait duré le temps convenu. Cette affaire réglée, il était assuré d’une sécurité personnelle durable. Le peuple mâté et sous le joug de la faction Kemp-Borina n’avait aucune initiative et n’obéissait qu’aux ordres de la faction. Quiconque n’était pas dénoncé était en sûreté. Si le peloton d’exécution et l’échafaud siégeaient en permanence ses victimes avaient bénéficié d’un semblant de procès. L’assassinat s’était légalisé, et von Buelow possédait au sein du groupe dominant des amis fidèles, entre autres parmi ses camarades de l’armée. Il ne pouvait aux yeux du peuple être un suspect. Pour les ennemis du roi, il était le véritable créateur de la République Uranienne et l’auteur de la chute de la Monarchie par l’abdication arrachée à Karl. Pour les autres, au risque de sa propre vie il avait sauvé la vie du Roi en le conduisant à la frontière. Les modérés comme les extrémistes n’avaient aucune raison de vouloir sa perte. Seul de tous les politiciens en vue il aurait pu servir de truchement entre les deux clans. Pourquoi se tenait-il loin de la scène principale ?