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Page:Paquin - Œil pour œil, 1931.djvu/9

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ŒIL POUR ŒIL

n’avait plus revu depuis notre rencontre à Londres.

Ils s’étaient connus sur le front russe, alors qu’il commandait un bataillon uranien. Je le renseignai du mieux que je pus, n’ayant pas revu Brown, actuellement aux Indes, depuis assez longtemps.

Il me demanda si j’étais retourné en Europe, si j’avais revu son pays. Il s’informa des conditions de vie, et fut heureux d’apprendre que Karl III mieux conseillé, était adoré de ses sujets, que la prospérité régnait, et que Leuberg avait repris sa physionomie de gaieté et de plaisirs.

— Tant mieux, soupira-t-il. La Révolution aura eu cela de bon qu’elle nous aura débarrassé de la Borina, et aura ramené Karl au sens des responsabilités. Mais elle aura coûté cher, si matériellement, elle n’a pas laissé trop de ruines elle en a fait moralement et d’affreuses.

Nous entrions dans le bar-room. Une table isolée dans un coin, près d’une fenêtre que le soleil dorait, était libre. Nous nous y installâmes.

Je commandai deux bouteilles de bière.

Merci, pas pour moi. Une eau de selz, rectifia-t-il. Ce n’est pas que je sois abstentionniste de principe. L’alcool et le tabac agissant sur les nerfs me nuiraient dans ma nouvelle carrière. Dans un mois, je commence une tournée de vaudeville avec le circuit Bradling. J’ai reçu avis ces jours-ci que j’étais « booke » pour une tournée d’un an.

— Mais vous n’en êtes pas rendu à cette extrémité protestai-je.

— Oui.

Ruiné ?

— Non, je suis plus riche que je n’ai jamais été. Ma fortune bien placée, a doublé, depuis que j’ai laissé l’Uranie.

— Alors, comment un homme comme vous, riche, cultivé, ayant joué un rôle sur la scène mondiale, qui pourrait redevenir ministre demain, s’il le voulait, peut-il se décider à embrasser une telle carrière.

— C’est mon secret. Admettez que ce soit par goût. Vous qui êtes reporter, vous avez dû être au courant de cette demande de divorce, aux États-Unis, d’une femme de multimillionnaire qui allègue comme motif, la manie de son mari, de devenir expert, comme lanceur de poignards. Je parcourrai les États-Unis en lançant des poignards autour d’une cible humaine. Vous m’avez vu sortir de chez Pierelli, tantôt Pierelli sera mon partenaire. Nous nous rencontrerons à Philadelphie…Si vous n’avez rien de mieux à faire ce soir, venez chez moi. Pierelli y sera vers dix heures, et je vous donnerai une exhibition de mon savoir-faire… Une ombre passa sur son front, et ce fut la voix sourde, qu’il continua :

— Je deviens pitre, histrion, paillasse, amuseur de foule. Du moins, j’espère, de cette façon, arriver au but que je vise. Après, je retournerai chez moi. Je reprendrai mon rang social et je servirai là où je dois servir. Je ne le puis pas tant que… Le monde est trop petit pour lui et moi. Dans un mois, je voyagerai, ayant perdu mon identité, débarrassé de mon moi qui me pèse, qui m’écrase, qui m’étouffe. Je ne le retrouverai qu’une fois de temps à autre… Je n’entendrai plus dans ma tête bourdonner ce reproche, d’être un lâche, d’avoir peur. Je deviendrai le pitre Luciendo. C’est un nom de théâtre que j’ai adopté, qui ne dit rien du tout, et que j’ai choisi parce que c’était le premier qui se présentait. Quand nous nous quittâmes, il me serra la main.

— À ce soir. — Je suis heureux de vous avoir rencontré. Vous m’avez rappelé qui j’étais. Avec vous, pour un instant, je suis redevenu l’Herman von Buelow d’autrefois. Je suis las de solitude, j’avais besoin de me retremper, de parler un peu, de me confier. Surtout, j’ai votre parole que vous ne direz rien dans votre journal à Montréal, vous êtes le seul pour qui je ne sois pas Louis Boileau.

La maison qu’Herman von Buelow habitait est construite sur les bords de la Rivière des Prairies, en face de St-Vincent de Paul. Du chemin, on ne distingue que le pignon de la tourelle perdue dans les arbres. Une haute clôture de