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Page:Paquin - Le mirage, 1930.djvu/17

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LE MIRAGE

Voyez-vous, continue-t-il…, je n’aime pas la terre… Ce n’est pas une vie pour moi…

Ses prévisions se trompent.

Dans le regard, il ne lit que de la stupéfaction et aussi de la tristesse.

— Tu ne veux pas… rester… avec moi.

D’un ton sec, péremptoire, il répond presque brutal :

— Non.

À un frémissement des narines, il voit que la colère commence à gronder, que tantôt elle va éclater.

Qu’importe ! Il faut que l’explication ait lieu.

Mieux vaut aujourd’hui que plus tard.

Est-ce que par lâcheté, il compromettrait son avenir ! Par fausse sensibilité, il détruirait le rêve de ses vingt ans, et se condamnerait à une vie monotone, misérable, insipide, de crainte de causer de la peine à quelqu’un qui lui est cher.

Ce ne serait pas concevoir la vraie notion de la vie ! Ah ! Vivre ! Lutter ! S’il recule ? Que sera-ce plus tard ?

Il se raidit dans un effort de tout son être moral, de tout son être physique.

Il paralyse son cœur sous le coup de fouet de sa raison.

Ce n’est que le premier obstacle sur son chemin. Il sait qu’il y en aura d’autres et que pour réussir au milieu du déchaînement de passions, de convoitises et même de férocité de la vie moderne, il lui faut cuirasser son cœur.

Le souvenir de Suzanne l’effleure. Impitoyable, il le chasse. C’est comme un être nouveau en lui, indomptable, ardent, cruel. Il commence à mettre en pratique ce qu’on lui a déjà dit. Pour arriver, il faut piétiner les obstacles, dut-on sous le talon, écraser des parcelles de son propre cœur.

Ainsi tu n’es pas bien chez nous ?… on te prive…

— Ce n’est pas cela… je n’ai pas le goût d’être habitant… je n’ai pas la vocation… je m’ennuie ici… Comprenez-vous, je m’ennuie…

Et âprement, il continuait, élevant la voix, s’échauffant de lui-même à mesure qu’il parlait :

— Croyez-vous que j’ai passé mon enfance et ma jeunesse à étudier dans un collège, pour n’être qu’un cultivateur ? Avec mon intelligence, je puis faire autre chose… Entendez-vous, papa, je n’ai pas le droit de rester ici… je n’ai pas le droit… je n’ai pas le droit… Je veux être quelqu’un. Vous… vous ne savez pas ce que c’est que l’ambition… vous n’avez pas connu mieux que cette vie mesquine, que vous voulez me faire partager…

Le père s’était levé.

Il tremblait, les poings serrés. Il était pâle, les narines plissés, et respirait péniblement.

— Assez ! cria-t-il. Je savais que tu me remercierais de cette façon.

Et subitement, il tourna les talons, ouvrit la porte, disparut dans la cour pour se diriger vers l’étable.

Comme s’il espérait un peu de consolations de ses bêtes, il se mit à étriller les chevaux, et, tout en les étrillant, leur parlait.

Le rêve caressé depuis tant d’années s’écroulait, lamentablement.

Il se vit seul sur la terre abandonnée, son fils aîné établi à Jeanville et l’autre… l’autre…

Quel plaisir aura-t-il à vivre désormais ! L’ivresse ne reviendra plus du travail dur accompli dans la joie parce que la pensée le soutenait de l’œuvre édifié d’un patrimoine prospère, repris et continué, augmenté et enrichi par son fils le plus aimé.

Une tristesse lourde l’envahissait, chassant la colère. Elle lui noyait le cœur… Il se reprochait de n’avoir pas fait à Fabien la vie aussi large que possible. Il s’accusait. Peut-être, était-ce sa faute s’il voulait partir !

La pluie au dehors cessa de tomber. Un faible rayon de soleil venant des montagnes lointaines où chaque soir il s’abîme, inonda de rose la chaux blanche des bâtiments. Il présageait pour demain un jour calme et beau.

Dans l’âme d’Ignace Picard, un rayon filtra, un rayon d’espérance qui chassa le noir de ses idées. L’amour paternel qu’il portait à ce grand garçon, le réchauffa. Il se dit qu’après tout, trois années sont vite passées, qu’aux vacances, il reviendrait, comme autrefois, à St-Chose, et que plus tard, rien ne l’empêcherait de s’y établir. Le notaire Lafond y faisait bien sa vie. Il était vieux. Fabien le remplacerait et qui sait, il pourrait continuer aussi d’exploiter leur terre.

C’est cela sans doute que Fabien voulait ! Il avait eu tort de s’alarmer. Rien ne serait changé dans son existence. Ses plans ne seraient pas contrariés.

Fabien Picard serait le notaire Picard ! Il deviendrait maire de St-Chose, député, ministre. Rien ne l’en empêcherait.

À force d’y songer, il se convainquit qu’en fin de compte, le fils avait raison.

Il lui tarda de le revoir, de dissiper la mauvaise impression qui pourrait subsister de leur entrevue de tantôt.

Il retourna à la maison. Fabien était à sa chambre. Il y monta, et timidement, frappa à la porte.

Il lui sembla remarquer que les paupières du fils avaient rougi.

Lui aurait-il fait de la peine !

— Fabien !… Tu sais… ce que je t’ai dit tout à l’heure…

Il bredouillait, ne savait comment reprendre sans se blesser mutuellement, le fil de leur causerie.

— Écoute moi… Bon… Et pis quand est-ce que les cours commencent ?

— Lundi.

— Comment est-ce qu’il te faudrait ?

— Une couple de cent piastres. Il faut payer le semestre d’avance… et aussi… j’aurai besoin de plusieurs choses…

— Hum !… C’est ben de l’argent… Pierre Lenoir me doit mes intérêts cette semaine. J’irai chez le notaire demain.

Il sentit la main de son fils serrer la sienne.

— Excusez-moi Papa, pour tout à l’heure.

— Ben ! c’est correct. Parlons-en plus. C’est