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LE MIRAGE

— Oui, j’arrêterai à Jeanville en revenant.

— Ça ne sera pas long. Avant les fêtes.

— T’es bien chanceux.

— Ça va te faire une bonne femme, Jeannette. Pis les St-Martin, c’est du bon monde. Moé j’aurais aimé mieux que tu t’établisses par icitte.

— Le sixième rang, c’est pas loin. La terre des Beaudoin était pas cher. On peut y faire de la culture payante… Embarques-tu Fabien ? Attends, je vais monter ta valise.

Ernest saisit la malle dans ses bras longs et forts et sans l’aide de personne, la hissa sur la voiture.

Fabien voulut conduire lui-même. Cette occupation pour peu captivante qu’elle soit l’empêcherait de trop penser.

Il traversa le village, saluant çà et là, les connaissances qu’il rencontrait, et l’équipage s’engagea dans le chemin de Jeanville. Les maisons défilaient les unes après les autres, avec leurs pignons pointus et leur toiture de bardeaux.

L’avoine et l’orge ondulaient dans les champs, si hautes qu’on distinguait à peine les piquets de clôture. L’année était bonne, plus qu’à l’ordinaire.

Fabien se laissait bercer par la cadence double du sabot de ses bêtes.

À chaque enjambée, comme tout à l’heure à chaque tour de roue sur les rails, l’inconnu de la grande ville se rapprochait.

Que lui ménageait-il ? Des désillusions ! Non pas. Il était confiant dans son étoile. Il partait à la conquête du monde, comme tant d’autres, avant lui, avaient fait. Combien y en avait-il de canadiens aujourd’hui au faîte des honneurs et de la richesse, qui, un jour, comme lui avaient quitté leur village natal pour se lancer en pleine mêlée. Pourquoi ne serait-il pas de leur nombre ?

Il ne doutait pas qu’il réussirait. Lucille Mercier le lui avait dit, Lucille Mercier, la fascinatrice jeune fille aux yeux violets qu’il reverra bientôt. Fabien pensa à Suzanne quittée la veille, Suzanne confiante et bonne qui l’attendrait.

À mesure qu’il s’éloignait de chez lui et qu’il approchait du terme, il en venait à regretter de s’être abandonné ainsi à une sentimentalité indigne de lui. Il regrettait sa conduite.

— On est en avant de notre temps. On a dix minutes à attendre, dit le père, en tirant sa montre, comme la gare de Jeanville se dressait devant eux, de l’autre côté de la voie.

Le quai regorgeait de monde. Il y avait les gens du village pour qui l’arrivée du train constitue une attraction et aussi des touristes du Lac aux grenouilles qui retournaient à la ville, leurs vacances terminées.

Des chauffeurs de taxis, des charretiers le fouet à la main circulaient parmi cette foule.

Un cri prolongé, une fumée blanche qui monte et se déchire… un ronronnement de roues et la puissante locomotive stoppa dans un halètement de fauve.

La foule des voyageurs se rua vers les wagons.

Fabien serra la main des siens et s’engouffra à son tour dans le train qui s’ébranla.

Adieu St-Chose ! Le « struggle for life » commencera sous peu.


VIII


Le « bob sleigh » chargé à sa capacité de sacs de grain, Hubert Desroches y monta, prit les guides entre ses mains, tira sur la gueule des chevaux en accompagnant son geste d’un commandement sec et les deux bêtes, le jarret tendu, arcboutées par l’effort, ébranlèrent la lourde charge qu’ils sortirent de la grange. On était en novembre, aux premières neiges ; les chemins étaient lisses, coulants, pas trop remplis.

Hubert dont les greniers débordaient, et qui avait dû, vu l’abondance des récoltes, laisser dehors, monté en quintaux, le blé-d’Inde qu’il réservait aux vaches, en profitait pour aller chez Firmin Germain, au Moulin de Pierre, faire moudre son grain.

Il s’assit sur un sac, alluma sa pipe et laissa ses chevaux, se guider d’eux-mêmes, sur un chemin qu’ils connaissaient aussi bien que leur maître.

Depuis cet été, depuis le bal, au Manoir du Lac, il n’avait entrevu Suzanne que rarement, les dimanches, à la sortie de la messe.

À peine lui avait-il adressé quelques paroles. Presque jamais elle n’était seule. Fabien Picard l’accompagnait ou bien Marie Bourdon.

En Fabien, il pressentait un rival, et pour cette raison, ne lui était pas sympathique. Ce jeune homme frais émoulu de son collège lui paraissait prétentieux et fat, et à l’encontre des autres jeunes gens du village il ne le gobait pas. Il n’allait pas jusqu’à le détester, mais n’en était pas loin. Pour peu qu’il s’interposait trop entre Suzanne et lui… S’il le voulait, rien qu’en posant sa main sur son épaule il pouvait le faire ployer sur ses genoux jusqu’à toucher terre…

Il avait lu que si les femmes pour la plupart sont séduites par la force, il leur arrivait souvent de préférer les beaux diseurs, fantoches et vantards.

Pour le moment, il ne se souciait pas trop de ses assiduités auprès de Suzanne. Elles étaient naturelles entre deux voisins du même âge. Il s’en souciait d’autant moins, que Fabien, par son départ, confirmait ses prévisions, qu’il irait définitivement s’établir à Montréal.

À présent qu’il était parti, le champ était libre et personne ne trouverait à redire de ses assiduités chez les Germain.

Qui donc s’aviserait de passer des remarques ! Craignait-il quelqu’un dans tout le village et toute la paroisse de Jeanville ! Il aimait Suzanne. Il aimait comme seuls savent aimer les êtres comme lui, renfermés, concentrés, privés d’affection, et qui mettent dans cet amour toute la force et la violence de leur tempérament.

Ce n’était pas une passion qu’il éprouvait pour elle, mais un culte qu’il lui portait. Même, il sacrifierait son propre bonheur à lui, si par ce sacrifice, il contribuait au sien.

Quand il labourait, cet automne, seul dans son champ, tenant serrés fortement dans la paume de ses deux mains les mancherons de la charrue, pendant que la blonde terre, éventrée par le soc, se couchait à ses pieds, c’est à elle