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Page:Paquin - Le mirage, 1930.djvu/23

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LE MIRAGE

cercueil, sur la morte. Elle est amaigrie, la peau collée sur les os, et d’une teinte verdâtre. Elle commence à changer. Bientôt, elle se décomposera. Le sang lui coulera en deux filets bleus, chaque côté de la bouche. Pauvre chair humaine qui tombe en pourriture quelques jours seulement après la fuite de l’âme. Et c’est pour cette chair, moulée en forme plus ou moins belle, que des hommes se sont battus, se sont tués.

Une voix parmi les assistants se fait entendre :

— Si on disait le chapelet !

Un bruit de chaises déplacées, et une parente commence :

— Au nom du père…

Et pendant une dizaine de minutes, c’est l’alternement de cette voix grêle, usée et vieillie, avec les autres ; voix basses et graves des hommes, voix claires des femmes. Après qu’on s’est relevés, quelques-uns partent. Vers minuit, il ne reste plus qu’une dizaine de veilleurs, ceux qui demeureront jusqu’au matin.

La tête appuyée au dossier de sa berceuse, les yeux lui tombant de sommeil, Suzanne veut à tout prix passer cette dernière nuit. On sent que la fatigue la tenaille, qu’elle va venir à bout de sa constitution, que malgré elle, elle s’assoupira.

Une tante et la vieille parente de tantôt s’occupent de mettre la table pour le réveillon de la nuit. Un rôti de porc frais, des pommes de terres réchauffées et rôties dans la graisse, des tartes et du thé chaud constituent la collation.

Avant de se mettre à table, Hubert va chercher Suzanne.

— Vous devriez être plus raisonnable ma petite Suzanne. Vous êtes morte de fatigue. Vous allez prendre une bouchée et vous reposer ensuite. Nous sommes assez à veiller sans vous. Cela ne vous servira à rien de vous mettre à terre.

Docile, elle le suit comme une automate. Elle a la tête prise dans un étau. Elle n’est plus qu’une petite chose qui ne demande qu’à se faire guider.

***

La nuit passe, lente, monotone. La moindre histoire déclenche un rire nerveux qui a ceci de bon toutefois qu’il aide à chasser le sommeil. À la demie de toutes les heures, quelqu’un dit le chapelet.

Le jour se montre ; la lumière des lampes s’atténue. On les éteint. Les yeux encore chargés de sommeil, les membres de la famille se lèvent, les uns après les autres.

Le menuisier du village, qui en est aussi l’entrepreneur de pompes funèbres arrive avec des rubans de crêpe, et des brassières noires pour les porteurs.

Bientôt tout le monde est rendu, les porteurs, les parents, les amis.

Le corbillard appartient à la fabrique. C’est la coutume à St-Chose que ce soit le plus proche parent qui le conduise, qui rende ce dernier service.

Firmin s’est chargé de la besogne. Il a attelé son cheval et pris place sur le siège.

Le croquemort amène les porteurs dans la chambre. Il dévisse la croix et les ornements du cercueil et les remet à la famille. Six jeunes gens chargent le coffre sur leurs épaules, le glissent dans le corbillard qui s’ébranle, suivi de la longue théorie des sleighs dont on entend les grelots, mêlant leurs sons divers.

Et c’est le service…

Et c’est l’enterrement.

Malgré l’hiver, la fosse est creusée. La bière est déposée sur le monceau de terre à côté. La foule l’entoure. Le croquemort enlève le couvercle pour qu’on puisse jeter un dernier regard sur celle qui n’est plus.

Elle est horrible. Le cahotement de la voiture a aidé le travail de la décomposition.

Suzanne pousse un cri et se détourne pour ne plus voir. Hubert s’est porté vite près d’elle. Il la soutient et l’aide doucement, bien doucement à s’éloigner de ce spectacle macabre et hideux.

… Et l’on descend la bière.

… Et l’on commence à combler la fosse.

La terre gelée en tombant fait résonner le bois, lugubrement.

— Comme je suis malheureuse, gémit-elle, comme je suis malheureuse…

Suzanne pleure appuyée sur Hubert.

Lui la console se surprenant à lui parler comme on parle aux petits enfants.

— Suzanne, je vais être votre ami, votre grand ami, voulez-vous ?

Comme autrefois quand il s’est interposé devant ceux qui l’insultaient, elle lève sur lui des yeux reconnaissants.

Elle se sent en sûreté dans ses bras. Il émane de sa force, un soutien qui la calme, qui apaise sa douleur.

Elle accepte son amitié. Elle la devine sincère, désintéressée.

Il l’amène dans sa voiture, jusque chez elle, lui prodiguant, avec les mots qui apaisent le chagrin, la promesse de son dévouement.

Quand il la quitte, c’est gravement qu’il lui dit :

— Suzanne, vous n’aurez jamais de meilleur ami que moi. Tout ce que je pourrai faire pour vous je le ferai avec joie. Et si vous avez besoin de moi, si jamais je puis vous être utile, faites un signe, et j’accourrai.


IX


Dès neuf heures moins vingt, les étudiants commencèrent à manifester leur impatience.

Ils étaient à peu près 160, les trois années de droit et de notariat, étant réunis pour le cours de droit civil.

Le professeur expliquait le chapitre des servitudes. Cela ne les intéressait plus depuis qu’un papier, annonçant une assemblée, venait de circuler de main en main.

On était au début des élections de la faculté. Les candidatures s’ébauchaient.

Jean Morin, la veille au soir, avait annoncé à ses amis qu’il se portait candidat à la présidence. Ce matin, sur les murs du grand corridor au rez-de-chaussée, son manifeste affiché