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Page:Paquin - Le mirage, 1930.djvu/35

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LE MIRAGE

relations faites par soi-même, à force d’habileté, de travail ; un physique agréable ; un don de sympathie communicative… Tout cela contrebalancé par une volonté ondoyante qui lui fait subir trop facilement l’influence du milieu.

Tel était Fabien Picard. Pardessus tout arriviste. Par orgueil ! Non. Plutôt par vanité. Travaillé par deux courants contraires : le désir à la quiétude, et le besoin de s’extérioriser, de briller, de paraître. Avec cela, il se lançait dans la Vie. Toute son existence antérieure avait convergé vers ce but. Il était au point décisif, au carrefour des routes.

Il aurait pu tergiverser, composer avec lui-même. Il ne le voulait pas. Une fois la voie choisie, il s’y précipiterait, se jetterait dans la mêlée, sans aucune sensiblerie s’acharnant contre les obstacles, renversant, piétinant ce qui serait sur son chemin, semblable à ce grand général révolutionnaire qui adorait sa femme et ses enfants, et qui, la mort dans l’âme, parce que la Cause l’exigeait, les sacrifia impitoyablement plutôt que de rendre deux prisonniers ennemis condamnés à la guillotine.

Demeurera-t-il le terrien, l’homme de la campagne, malgré toutes les perspectives qui lui sont ouvertes ?

Sera-t-il le financier, l’homme qui bataille parmi la foule avide des concurrents, prêts à l’écraser, s’il ne les écrase pas lui-même ?

Vivra-t-il sa vie quasi pastorale, au milieu de la nature, parmi des êtres simplistes et peu compliqués, ou fera-t-il de sa vie quelque chose de magnifique de par les obstacles qu’il rencontrera et qu’il renversera ?

L’homme a toujours eu un faible pour les choses difficiles. Piquez le au jeu, il ne se connaît plus d’ardeur. Plutôt que de passer par la porte ouverte il s’élancera contre le mur pour y faire une brèche au risque de s’anéantir lui-même.

Fabien choisit donc la ville.

Décidé, il prit le train pour chez lui. Il voulait y passer une semaine. Pas plus. Ce serait la dernière. Ensuite, il sera l’étranger, l’ancien qui y passe quelques heures et repart.

Si rien n’ébranlait ses résolutions une fois qu’elles étaient prises, il attendait toujours à la dernière minute avant de les mettre à exécution.

Il était lâche en cela. Mais une fois décidé, il ne reculait pas, il faisait front, il attaquait impitoyable et dur.

De ses projets, il ne voulut rien confier les premiers jours, bien que son père, pour attirer ses confidences, lui annonça qu’il avait retiré l’argent d’une hypothèque et qu’il avait en banque deux mille dollars pour son établissement.

À Suzanne seule, il s’ouvrit, un soir. Il partait dans deux jours. C’était la veille de l’explication définitive.

Il lui confia tout.

M’aimes-tu, lui demanda-t-il ?

— Tu le sais que je t’aime.

— Même si j’étais indigne de toi ?

— Tu ne peux pas l’être. Quand tu le veux, tu es très bon.

— M’attendrais-tu encore un an ?

— Je t’ai dit que je t’attendrais, je t’attendrai toujours.

— Pourquoi m’aimes-tu ?

— Je ne sais pas. Parce qu’il faut que je t’aimes, parce que tu es toi.

— Ma petite Suzanne, je vais te dire un secret. Je pars après demain. Je quitte Saint-Chose pour toujours.

— Et la peine que tu vas faire à ton père ?

— Je dois d’abord édifier mon avenir. Serais-tu prête à me suivre le jour où je viendrai te chercher ?

— Je te suivrai partout, tu le sais bien. Pourquoi ne demeures-tu pas avec nous ? Quand tu es en ville, j’ai peur pour toi, des fois.

— Peur de quoi ?

— Je ne sais pas.

— Peur que je t’oublie ?

— Des fois. La sœur de ton ami, tu la vois souvent.

— Tu es jalouse.

— Un peu. Moi je n’aime que toi.

— Et tu reçois bien Hubert Desroches.

— C’est mon ami. Ce n’est pas mon cavalier.

— Lucille Mercier, c’est mon amie, ce n’est pas ma blonde. Aimerais-tu cela venir demeurer à Montréal avec moi ?

— Je t’ai dit que je te suivrai partout. J’aimerais mieux que tu demeures ici. Ici j’ai tous mes parents, mes amies. Je suis intime avec chaque coin du pays.

— Je parle aux arbres, aux fleurs. Ils me comprennent. Demande à cet arbre-là ce que je lui ai dit de toi.

J’aimerais bien m’établir à Saint-Chose, mais vois-tu, ma petite Suzanne, c’est trop petit pour moi.

Il l’attira plus près de lui. Elle pencha la tête sur son épaule, et lui, se payant de mots, s’enivra de ses propres paroles.

Il fit miroiter un tableau si merveilleux de leur vie future ; il parla de ses ambitions, énonça ce qu’il serait un jour, et il s’exaltait tellement que son exaltation en devenait communicative et que Suzanne tressaillait à ses paroles.

Elle croyait tout ce qu’il disait, elle buvait chacun de ses mots, elle avait la conviction que ces pronostics se réaliseraient. Lui, il était d’une essence à part. Il était supérieur à tous ceux de son âge.

— Et si ton père s’objecte ? Il s’objectera. Il te voudrait près de lui. Il me l’a dit, l’an dernier quand tu étais malade, qu’il espérait bien acheter pour toi le greffe du notaire Lafond.

— Je ne peux pas m’enterrer dans ce village. C’est trop petit pour moi. J’étouffe. Il me faut la ville, la grande ville… Après demain je pars… Je reviendrai riche, et je ferai de toi ma reine, la reine de mon cœur, et je déposerai à tes pieds tout le fruit de mon travail.

***

— Papa. Il me faudrait quelque argent pour m’établir. Les dépenses d’un bureau sont lourdes à supporter… le loyer, la papeterie, la sténographe, ça coûte cher.

— Combien te faudrait-il ?

— Mille piastres. Plus si vous êtes capable. Je veux m’installer très bien dès le début, pour que les clients en entrant chez moi, aient une bonne impression.