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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/106

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L’ÉTAPE

Ce fut sur cette résolution de provoquer, sur ces deux points du moins, une explication directe, que Jean se dirigea vers le cabinet de travail, où il savait devoir trouver l’homme trop sensible auquel il ressemblait plus encore qu’il ne le savait lui-même, par cet arrêt soudain de la parole devant les mots qui font mal. Il lui fallait traverser le salon, où Julie, assise au piano, et se croyant seule, jouait un morceau de son choix. Jean reconnut, à travers la porte, une des polonaises de Chopin. La jeune fille, qui avait beaucoup de don musical, n’avait jamais voulu travailler régulièrement. Elle était, avec cela, très farouche, quand il s’agissait d’exécuter devant quelqu’un, fût-ce l’un de ses frères. Jean, qui ne l’avait pas entendue depuis longtemps, demeura étonné de ses progrès, et surtout de l’énergie passionnée qu’elle mettait dans le mouvement de cette mélodie, une des plus fiévreuses du plus fiévreux des maîtres. Au bruit qu’il fit en ouvrant la porte, la musicienne s’arrêta net, puis, ses doigts coururent sur les touches avec un visible énervement, et elle plaqua quelques notes d’un air quelconque de café-concert, canaille et dégingandé :

— « Pourquoi ne continues-tu pas ce magnifique morceau ? » demanda Jean. « C’est moi qui te gêne ?… »

— « Toi ? » répondit-elle, en fermant le piano et en se levant. « Pas le moins du monde. Je dois sortir avec maman, » ajouta-t-elle, en regardant