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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/137

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INQUIÉTUDE D’ESPRIT ET DE CŒUR

longues conversations avec ce M. Ferrand, dont le nom avait brûlé tout à l’heure les lèvres de Crémieu-Dax, la lui avaient apprise. Il savait qu’une intoxication mentale, plus redoutable que l’autre, était prodiguée à ces cerveaux de quarts de bacheliers, comme il l’avait dit, par les mêmes mains qui s’efforçaient de les guérir de l’alcool. Il savait que toutes ces obscures pensées étaient empoisonnées par les deux idées les plus fausses, quand on prétend y trouver la règle de la vie : la Justice absolue et le Bonheur universel. Tout le bien qu’un Crémieu-Dax et ses pareils prétendaient faire à ces hommes, en moralisant l’emploi de leurs soirées et leur régime, n’était rien à côté du mal que répandait une doctrine construite au rebours des lois véritables de l’ordre social… Et voici qu’une soudaine hallucination de sa mémoire emporta Jean très loin de cette petite salle peuplée de figures tourmentées, et, au fond, si haineuses. Il se revit dans le cabinet de travail de la rue de Tournon. Le traditionnaliste était devant lui, son noble visage rayonnant de sérénité, qui lui disait : « En morale, toute doctrine qui n’est pas aussi ancienne que la société est une erreur. Car la société n’est pas une création conventionnelle de l’homme, c’est un phénomène de nature et qui existe d’après des lois intérieures que nous devons constater, pour nous y soumettre. Deux de ces lois, vérifiées depuis l’origine des âges, sont l’inégalité et la douleur. L’homme a en même temps deux aspirations, vérifiées elles aussi à